Le Bateau Livre, France 5, 15 mars 2007, par Martin Legros

Il y a exactement trente ans, le 13 mars 1977, disparaissait le philosophe dissident Jan Patocka, sous le coup d’un interrogatoire musclé de la police politique tchécoslovaque, qui poursuivit cet homme de 70 ans jusque sur son lit d’hôpital.
Pour honorer cet anniversaire, qui coïncide avec le centenaire de sa naissance, les éditions Verdier publient deux ouvrages de Jan Patocka, remarquablement traduits par Erika Abrams, Les Essais hérétiques et L’Europe après l’Europe.
Grand philosophe, élève de Husserl et de Heidegger, chassé de l’université de Prague à plusieurs reprises pour son enseignement subversif, Jan Patocka a incarné la figure du philosophe dissident, du Socrate moderne.
Il donnait ses séminaires clandestins, dans des caves, sur l’actualité de Platon, sur l’importance de ce qu’il appelait le « soin de l’âme », c’est-à-dire d’une vie examinée, d’une existence portée, orientée par l’exercice ininterrompu de la raison et de la liberté. Il était devenu, avec Vaclav Havel, le porte-parole de la Charte 77, qui refusait la peur et entendait faire respecter par le régime totalitaire les droits civiques qu’il s’était engagé à respecter.
En lisant Jan Patocka, on ne peut pas ne pas penser à son itinéraire ou plutôt, parce que ce n’est pas une question psychologique, on a le sentiment que l’épreuve de la résistance a donné une force et un poids particulier à sa parole.
Jan Patocka évoque la naissance simultanée, en Europe, de la raison, de la politique et de l’histoire, ce qu’il appelle la « problématicité du sens » : l’ouverture à la question du sens contre le sens donné d’avance des mythes et des religions. Il évoque la responsabilité qui nous incombe de maintenir ouverte la question du sens contre le dogmatisme et le nihilisme. Mais chez Jan Patocka, la parole, la réflexion, à la différence de nombreux discours philosophiques, renvoie à une expérience concrète, à une épreuve vécue.
Dans le volume intitulé L’Europe après l’Europe, écrit dans les années 40 et 50, Jan Patocka est étonnement vivant et actuel. Il nous parle de notre situation à nous, Européens, de la crise de l’Europe, comme s’il était le contemporain de notre désarroi actuel.
Sa thèse est assez originale pour l’époque : l’Europe s’est suicidée avec les deux guerres mondiales mais cet échec a débouché, en même temps, sur la mondialisation de l’Europe. L’Europe a échoué dans sa tentative de dominer le monde mais, en s’émancipant de la tutelle européenne, le reste du monde a hérité, a récupéré les grandes inventions européennes de la science, de la technique, du capitalisme… Cependant, le danger est que ces inventions ne soient plus reliées à la finalité dernière qui était la leur à l’origine : la défense d’une rationalité et d’une humanité une.
L’œuvre de Jan Patocka est une leçon de vie et de philosophie d’une étonnante actualité.