Le Figaro, 12 juin 1983, par Claude Jannoud

Il ne faut pas se laisser égarer par la consonance inactuelle du titre de ce livre. C’est bien du destin de l’Europe d’aujourd’hui et de son aventure dont l’auteur nous parle, même si pour le faire, il remonte aux origines. Et dans quel contexte ! Jan Patocka appartient à la race des philosophes maudits. Ce brillant disciple de Husserl fut contraint d’enseigner, pendant les trois quarts de sa carrière, dans la clandestinité. Banni par le régime communiste comme il l’avait été sous l’occupation nazie, Patocka fut le principal porte-parole de la Charte 77, mouvement des intellectuels contestataires, après l’invasion des forces du Pacte de Varsovie. Âgé et malade, il devait succomber à la suite des longs et nombreux interrogatoires policiers qu’il dut endurer.
On ne saurait isoler de ce tragique contexte le séminaire sur Platon et l’Europe que Patocka tint en 1972 dans une cave de Prague pour le bénéfice de quelques fidèles. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’un de ces exercices de virtuose qui sont monnaie courante chez nous, mais d’une méditation dont le but est ce « soin de l’âme », qui est peut-être l’apport le plus décisif de Platon à la pensée européenne. En cela, Patocka renoue avec la pensée de ses maîtres grecs qui, souligne-t-il, n’étaient pas des professeurs au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais des hommes dont le souci était de vivre dans la vérité. Retour indispensable pour surmonter les perversions du présent.
Ce sont en effet les Grecs qui ont fondé la pensée européenne en ce qu’elle a d’unique. Ce sont eux qui ont inventé la liberté humaine et sa responsabilité face à l’univers. De là est issue la capacité infinie d’innovation qui caractérise l’esprit occidental.
Dans cette perspective, comme Heidegger l’a souligné, l’histoire européenne est la fille de la métaphysique grecque.
Mais elle en est aussi la perversion, dans ses derniers aboutissements. Dans ses admirables Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Patocka a analysé le long chemin qui a conduit à la dérive de l’âge technique. Les Grecs étaient seulement des philosophes et non pas des savants, y compris Platon, Aristote et Démocrite. Quand ils s’intéressaient à la science, c’était dans une perspective philosophique. Ce qui leur importait avant tout, c’était le problème de l’être et de ses manifestations et le rôle de l’homme dans l’univers. La dignité de l’âme résidait dans le respect de la vérité de l’être. L’essentiel n’était pas d’asservir la nature mais d’approcher l’énigme de son apparition. C’est ce retour aux sources que Patocka n’a cessé de prôner. Il y voyait la condition de notre survie. C’est pourquoi son enseignement n’a rien à voir avec les dissertations habituelles, même s’il est empreint de la plus riche tradition philosophique. Avec lui, la méditation redevient un acte salvateur.