Le Nouvel Observateur, 24 juin 1983, par Olivier Mongin

Face à l’hydre totalitaire, au gel politique des sociétés de l’Est, ce qu’il nous reste de l’Europe occidentale et des vertus de la démocratie tend à se replier sur soi, à se prostrer, au risque d’instituer un blocus idéologique entre l’Est et l’Ouest, entre le « mauvais » totalitarisme et la « bonne » démocratie ; comme si l’Est ne pouvait plus être capté que par l’onde de l’événement, perçu uniquement selon les chocs successifs de l’histoire, comme s’il ne pouvait plus rien s’y passer autrement. De la pensée, de la réflexion on imagine mal qu’elles puissent être passionnées, inventives ; on les conçoit plutôt « à sec », « à vide », nauséeuses, victimes de la censure et de la mainmise du pouvoir.
Qui se souvient encore du rôle de la Charte 77 en Tchécoslovaquie aura peut-être oublié jusqu’au nom de Jan Patocka, l’un de ses principaux porte-parole et inspirateurs, qui devait mourir le 13 mars 1977 à la suite d’interrogatoires prolongés de la police. Grâce à la publication rapprochée de deux ouvrages du philosophe pragois, nous pouvons enfin saisir la vigueur et la cohérence de sa pensée. Loin d’être seulement un brillant phénoménologue, l’un des disciples favoris de Husserl, Patocka a su briser le carcan hermétique de la doctrine husserlienne, déplacer des questions ultimes et figurer mieux que personne les drames de ce siècle en se confrontant tout aussi bien à l’histoire de la philosophie qu’à celle de la Tchécoslovaquie. Comment le concept ne viendrait-il pas se fissurer puis se fracasser au contact d’une histoire discordante et rocailleuse ?
Terré dans une cave de Prague où il tenait des séminaires, qu’il rédigeait ensuite, avant qu’ils ne soient diffusés sous la forme de samizdats, Jan Patocka a vécu dramatiquement l’expérience de la ligne de front qu’il décrit dans un chapitre central des Essais hérétiques. Pourquoi le XXe siècle répète-t-il inlassablement depuis 1914 cette expérience de la tranchée devenue dans la mémoire collective le symbole douloureux de la Grande Guerre ? Que d’absurdité dans cette attente interminable qui précède le moment fatidique où son ennemi et moi-même allons nous déchirer mutuellement, nous entretuer – au nom d’une Histoire à venir… c’est-à-dire pour la même chose ? Pour accomplir la justice et favoriser la paix entre les hommes, pour justifier une fin de l’Histoire (la Raison, le Progrès), ne dois-je pas me livrer aux violences les plus injustes, me déguiser en guerrier, en barbare ? Patocka ne s’arrête pas à ce paradoxe, il nous souffle que l’ennemi invisible qui subit la même histoire que moi est mon frère, l’autre homme dont le visage risque de me demeurer à jamais inconnu. « L’ennemi n’est plus un adversaire absolu sur le chemin de la volonté de paix, il n’est plus ce qui n’est là que pour être supprimé. L’ennemi participe à la même situation que nous. […] Il est celui avec qui on peut arriver à un accord sur la contradiction, notre complice dans l’ébranlement du jour, de la paix et de la vie dépourvue de ce sommet » (Essais hérétiques).
Une magistrale description phénoménologique de la tranchée fait ainsi écho à la grande tradition éthique du XXe siècle qui apparaît indissociable de l’expérience de la guerre (de Franz Rosenzweig à Emmanuel Lévinas).

Les vertus de Polemos

Mais comment saisir tout à la fois une critique radicale des guerres du XXe siècle, de toutes ces philosophies de l’histoire et du progrès qui n’ont d’autre issue que la guerre, pour arriver à leur fin, et cette analyse selon laquelle l’Autre se révèle dans la tranchée, au pire de l’expérience guerrière ? Tel est le nœud de la pensée de Patocka : c’est dans la plus insupportable des situations, dans la guerre de tranchée, que prend forme la cité.
« L’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être citoyen n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. […] Le commun en tout c’est Polemos. Polemos qui unit les parties rivales, non seulement en tant qu’il se tient au-dessus d’elles, mais parce qu’elles forment en lui un tout » (E.H.).
Afin d’éviter le double échec de la guerre réelle (l’éloge du conflit) et de ces concordismes et pacifismes qui sont autant d’aveuglements face au conflit, il faut réinventer les vertus de Polemos. L’homme du front qui a fait l’expérience de la vanité de l’histoire est l’homme « problématique » par excellence, l’homme du XXe siècle qui a compris qu’il fallait éviter de chavirer, de se laisser happer par la fascination du sens (du mythe à la philosophie de l’histoire) ou le nihilisme du non-sens. Seuls ceux qui se sont laissé « ébranler » en font l’expérience.
De même que Polemos fait écho à Héraclite et que l’homme du front nous ramène à l’éclosion de la pensée grecque, Patocka conduit en parallèle une réflexion sur l’histoire de la philosophie. Pourquoi l’Europe, dont l’histoire n’est pas étrangère au logos philosophique, a-t-elle retourné le projet universel de la raison puis de la science contre elle-même ? Pourquoi s’effondre-t-elle dans la tranchée ? Dans le droit-fil de la Krisis de Husserl, Patocka s’interroge sur « la crise de l’humanité européenne », sur l’échec retentissant de son projet, sur la perte des valeurs affectant nos démocraties, qui ont oublié jusqu’au sens de la justice, de la vérité, de la beauté. Mais, plutôt que d’intenter un procès spectaculaire à telle ou telle pensée, plutôt que de soupçonner radicalement le discours philosophique et l’histoire de l’Europe, Patocka invite à relire Platon, Aristote, Démocrite, afin de défendre l’Europe contre elle-même, de ressaisir la force spirituelle de la philosophie et le souci de l’âme sans lesquels l’Europe n’est plus qu’une zone géographique parmi d’autres. « À la différence de toutes les autres civilisations fondées sur la tradition, l’Europe a pris pour fondement la vision, l’intuition au sens du regard dans ce qui est. […] Le regard dans ce qui est demeure le trait le plus caractéristique de la civilisation européenne, ce qui rend possible sa généralisation, rend possibles ses conséquences telles que la technologie, la technique, etc., ce qui signifie un mode spécifique de pénétration au-delà de la sphère d’origine, ainsi que la continuité de certains problèmes » (Platon et l’Europe).

La solution de l’errance

À la différence de nos modes de penser les plus lucides, à l’encontre d’un retour de la pensée politique, Patocka ne distingue pas le totalitarisme de la démocratie. « La question propre de l’individu ne se pose donc pas comme un choix entre le libéralisme et le socialisme, entre la démocratie et le totalitarisme, qui, malgré leurs nombreuses différences profondes, se rejoignent dans une indifférence commune à l’égard de tout ce qui n’est pas objectif, de tout ce qui n’est pas un rôle. La solution du conflit qui les oppose ne peut apporter la solution de la question qui consiste à mettre l’homme à sa place, la solution de son errance hors de lui-même et de la place qui lui appartient » (E.H.).
L’Europe de l’Ouest ne saurait prétendre à des vertus particulières ; elle est embarquée dans cette aventure européenne dont le totalitarisme est l’avatar le plus monstrueux. Dans une tradition de pensée propre à l’Europe centrale, Patocka met l’accent sur la figure philosophique de l’Europe avant même de réfléchir aux clivages politiques qui l’affectent.
Cette pensée pragoise pourra surprendre, elle mettra mal à l’aise tous ceux qui défendent à raison la démocratie, car elle renvoie dos à dos l’Est et l’Ouest. Pour Patocka, la démocratie est en effet indissociable de ces philosophies de l’histoire qu’il dénonce sans désemparer. Dans le cas de Masaryk, fondateur de la République des Tchèques et des Slovaques, en 1918, il montre que sa conception de la démocratie participe d’une vision de l’histoire dont elle représente la fin, l’apothéose, le stade ultime. Un pareil décalage entre la perception de la démocratie à l’Est et à l’Ouest n’est pas sans expliquer le sentiment d’étrangeté que nous pouvons éprouver à la lecture de certaines pensées en provenance de l’Est. Mais dans l’immédiat, la réflexion protéiforme de Patocka a l’immense mérite de rappeler que l’Europe ne se fera pas à l’Est ou à l’Ouest mais dans un chassé-croisé sans lequel l’Europe ne sera plus qu’un mot vide. Qui pourrait prétendre que les débats les plus actuels de nos sociétés n’ont aucun lien avec les pensées venues de l’Est, de Soljénitsyne à Patocka ? À moins que la Pologne ne soit qu’un spectacle grandiose de l’ère médiatique.