Le Point, 11 avril 2003, par Jean-Paul Enthoven

Le grand décrypteur

Quand le psychanalyste Jacques-Alain Miller fait le ménage dans l’idéologie française…

Pour le grand public, Jacques-Alain Miller n’a pas encore la notoriété qui lui est due et à laquelle, sans doute, il aspire. Gendre de l’illustre Lacan, frère du médiatique Gérard, il s’est niché (depuis un bon tiers de siècle) dans une alvéole freudienne d’où il dirige, en stratège, une phalange de fidèles. L’homme est brillantissime, complexe, fantasque. Il a fait ses classes dans le maoïsme normalien. Il sait tout. Il règne, comme une sorte de Loyola (ou de Vautrin) psychanalyste, sur une multinationale de l’inconscient dont les disciples ont pour mission d’évangéliser quelques continents. Aux jeunes générations qui demanderaient « Miller, combien de divisions ? », il faudrait expliquer que la France avait, dans son bel âge soixante-huitard, le don d’inventer ce genre de personnage, tout d’influence clandestine, dont les fatwas en forme de concept bouleversaient des cénacles dispersés entre Milan, Cuba et Buenos Aires. Aujourd’hui, cet intellectuel sans œuvre – il n’est que l’éditeur des « Séminaires » de son beau-père – sort de sa réserve en publiant ce Neveu de Lacan, qui aurait pu s’intituler Le Gendre de Rameau. Il ratisse large, très large – de la théologie à la politique, de Kojève à Kafka, de l’ontologie au fait divers. À le lire, on devine le pur-sang qui s’entraîne de longue date et qui, soudain, ose quitter son écurie…
Le prétexte de cette audace, en vérité, est assez dérisoire – puisqu’il s’agit de la récente publication du pamphlet de Daniel Lindenberg sur « les nouveaux réactionnaires ». Miller faisait, en effet, partie de la charrette que ce publiciste sans envergure avait hâtivement remplie de coupables disparates. Et cela a suffi, semble-t-il, pour déclencher, chez lui, une prose frénétique, débordée, plus vorace qu’un commando de métastases théoriques et lâchées en meute sur les reliefs de l’idéologie française.
Pour l’essentiel, son propos pourrait ainsi se résumer : oui, « l’homme-de-gauche », cette chimère rêvée par la génération furieuse de ceux qui voulaient (avec Miller) dynamiter l’ancien monde, est bien mort. Le syncrétisme mitterrandien en fut l’ultime et improbable incarnation. Et il convient désormais de penser le destin de l’homme moderne en dehors de la métaphore chrétienne (rébellion, martyre, résurrection) qui lui servait de substrat. Sur le fond, Jacques-Alain Miller reste plus lacanien que jamais : il sait qu’il n’y a pas de plage sous les pavés, que « le désir est toujours forclos » et que l’humanité doit se résigner à sa finitude laïque. Mais il orchestre ce diagnostic (si peu « progressiste ») avec une verve et une allégresse sans pareilles. Le pauvre Lindenberg, à son insu, avait raison. Mais il gémissait quand Miller, en pessimiste lucide, jubile…
À partir de là, il digresse, s’amuse, et observe un horizon que l’avenir, à ce qu’il en pressent, peuplera avec désinvolture : que feront les idéologies en circulation lorsqu’elles auront à digérer le « féministe catholique », le « musulman voltairien », l’« antimondialiste sécuritaire », le « nationaliste pacifiste », le « hussard démocrate-chrétien » ou le « raciste libertaire » ? Car c’est bien cela qui, selon Miller, s’annonce dans l’ordre des convictions : un interminable croisement d’espèces, une hybridation généralisée, un chahut de créatures confectionnées par des mécaniciens énergumènes. Devant ce bestiaire en gestation, le freudien Miller, rompu au commerce du pire, se tient prêt. C’est un dompteur qui parie sur des férocités nouvelles. Un rationaliste dont les équations intègrent l’irrationnel par anticipation. On va bien rigoler, suggère-t-il. C’est peut-être « la fin de l’Histoire », mais, dans ce cinéma – comme sur les divans de l’analyse –, il y a toujours une prochaine séance…
Ce qui enchante dans ce livre – composé de dissertations, d’anecdotes, d’entretiens plus ou moins fictifs, de satires, de journaux extimes… –, c’est son flot, son art du coq-à-l’âne, son débit torrentueux. Ce Neveu, comme celui de Diderot, suit les idées comme autant de catins. Et il décode tout ce qui lui passe sous l’œil : un article de gazette, les minutes d’un Concile, un journal télévisé, un vers de Mallarmé, un éditorial, un cataclysme. Jadis Grand Inquisiteur, Miller est devenu Grand Décrypteur. Il possède, à un haut degré, la paranoïa requise par ce genre d’exercice. Avec lui, tout renvoie à une interprétation possible. Et le monde actuel, passé à son tamis d’herméneute, n’en finit pas de signifier quelque chose – (Sollers possède un peu le même et charmant défaut…). À la fin, on envie, chez cet agité, une aptitude juvénile à l’étonnement. Ce livre est son premier pas hors du charnier natal. Maintenant, on guette l’envol de ce curieux oiseau de Minerve…