Libération, 15 mai 1997, par Marc Ragon

Merleau-Ponty fait mouche : troisième volume posthume des textes du philosophe publiés entre 1935 et 1951 ; où il est question de Jean-Paul Sartre, de politique, du rapport au présent et de l’engagement.

À Paris en 1943, on joue au théâtre Les Mouches de Jean-Paul Sartre (la pièce fut créée le 3 juin 1943 au théâtre de la Cité, ex-théâtre Sarah Bernhardt, dans une mise en scène de Charles Dulin), tandis que Gallimard en publie le texte. Dans la lignée d’Eschyle ou de Sophocle, Sartre prétend relater la tragédie d’Oreste – mais sous cette forme allégorique, il met en scène le « drame de la liberté » : la formule est de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui signe un compte rendu de la pièce dans la revue Confluences, revue publiée à Lyon pendant l’Occupation et dirigée par René Tavernier. Le texte est bref, quatre pages, mais d’une grande intensité. Non seulement il énonce la vérité des Mouches de Sartre, mais il en écrit les conséquences éthiques. Ce texte était quasiment devenu inaccessible, à l’instar des dix-neuf autres rassemblés dans le recueil de Parcours.
« La publication des Mouches est opportune », écrit Merleau-Ponty, qui ajoute : « Il est entendu qu’un texte écrit pour le théâtre est fait pour être joué et que le spectateur est seul juge. » Juge de quoi en l’occurrence ? D’un « théâtre qui est fait pour montrer un héros en situation tragique, c’est-à-dire une liberté en péril ». Dans Les Mouches, précise Merleau-Ponty, « on peut croire, et Oreste lui-même a cru longtemps, qu’être libre c’est ne s’engager nulle part », flotter dans l’air, « impalpable, sans convictions, disponible ». Mais vient le moment où l’on « voudrait exister pour de bon, sentir la terre sous ses pieds, compter au nombre des hommes ». Cela implique-t-il d’abdiquer sa liberté et « servir l’Ordre ? C’est ici qu’Oreste découvre un troisième chemin, entre la liberté d’indifférence et la fatalité des traditions ». Merleau-Ponty : « On n’est pas libre quand on n’est rien, on est libre quand on est ce qu’on n’est rien, on est libre quand on est ce qu’on a choisi d’être. Oreste s’engagera. Mais non pas à demi (…) Les hommes ordinaires ne veulent qu’à moitié ce qu’ils font (…) ils sont divisés d’avec eux-mêmes (…) ils se blottissent dans l’Ordre (…) parce qu’ils ont peur de leur liberté et ne cherchent qu’à se démettre d’eux-mêmes. »
La liberté ne se réduit pas pour autant à « la fidélité à soi-même, l’amour de soi et de la vie ». Elle se paie au prix fort. « La liberté est contre nature (…), l’homme libre est comme un défaut dans le diamant du monde, comme une écharde dans la chair de la nature. » La conclusion tombe, comme un appel à tous les hommes : « Le dommage est pour celui qui n’entend pas ce pathétique-là. » Cette révolte-là, sourde aux arguments du « réalisme » ou du « raisonnable », semble être la motivation profonde, aux yeux de Merleau-Ponty, de l’engagement dans la Résistance.
Mais c’est aussi le philosophe qui parle, quand il dit que l’homme libre « est gauche, grimaçant et sans appui à la surface d’un monde parfait. Mais c’est ainsi.L’innocence et la grâce de la nature sont impossibles dans l’homme. S’il n’est pas libre, il sera l’esclave des passions et des remords. Il faut donc vouloir l’homme libre. Le choix est entre cette vie difficile et la paix des tombeaux ».Neuf ans plus tard, dans sa leçon inaugurale au Collège de France (en 1952), Merleau-Ponty semble se souvenir de ce compte rendu des Mouches quand il donne sa définition du philosophe, d’une formule devenue célèbre : « La claudication du philosophe est sa vertu. » De la gaucherie à la claudication, ou de l’homme libre au philosophe, l’image reste la même d’une « vraie vie » qui serait inévitablement « contre nature ». Cela ne signifie pas nécessairement une équivalence entre l’homme libre et le philosophe. Mais ce que Merleau-Ponty perçoit et n’a de cesse de souligner, c’est que ces vertus obéissent à une injonction ou une sommation : que le geste soit « tragique » ou « ironique », c’est « l’engagement » de l’homme libre, « la tâche » du philosophe, que de s’arracher tant à « l’enfance » qu’au « tombeau » – et « sentir la terre sous ses pieds, compter au nombre des hommes ».
Parcours est le troisième volume posthume de textes rassemblés et établis par Jacques Prunair aux éditions Verdier après Merleau-Ponty à la Sorbonne, 1949-1952 (1988) et Le Primat de la perception (1996) : une trilogie destinée à rendre de nouveau accessibles au grand public des témoignages de l’activité intellectuelle de Merleau-Ponty à différentes époques. Ce n’est pas parce qu’il n’avait pas jugé utile de les rééditer lui-même que ce sont des textes « mineurs ». Le thème de l’engagement est abondamment évoqué dans le recueil de Parcours, où Merleau-Ponty dialogue souvent avec Sartre, et parle beaucoup de la politique de l’époque. Les textes sont essentiellement repris de la revue Les Temps modernes, qu’il a animée de 1944 à 1953. Tous parlent en somme d’un sujet que les grands philosophes français de ce siècle ont jugé primordial : le rapport au présent, à l’actualité politique. Parcours confirme qu’au-delà d’une œuvre tournée vers le savoir phénoménologique, Merleau-Ponty savait prendre parti.