Libération, 31 mars 2011, par Robert Maggiori

Patočka, Prague à l’âme

Le philosophe s’attache à la recherche du sens de soi et du monde, y compris chez l’homme sans histoire.

On avait procédé à de nombreuses arrestations, expulsé des intellectuels étrangers, inventé mille chicanes pour qu’autour du monastère de Břevnov la circulation soit impossible. Les agents de la Sécurité (Štátna Bezpečnost) photographiaient la foule qui arrivait malgré tout nombreuse en l’église Sainte-Marguerite, sans fleurs ni couronnes, la vente en ayant été interdite. Il fallait que la persécution durât jusqu’au bout. L’oraison funèbre fut rendue inaudible. Les motos continuaient leur course dans le stade tout proche. Et les hélicoptères de la police survolaient le cimetière.
« Dignité ». Jan Patočka est interrogé par la StB à la prison de Ruzyně le 4 mars. Les policiers veulent connaître l’identité des autres signataires de la Charte, les liens qu’ils ont à l’étranger, le nom des financiers… Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’il perde connaissance ? Il se réveille à l’hôpital de Strahov. Les agents reviennent l’interroger sans ménagement dans sa chambre. Il a le temps de rédiger une déclaration : « Ce qui est nécessaire, c’est de se conduire en tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer et intimider. Ce qu’il faut, c’est dire la vérité. » Le 13 mars 1977, Jan Patočka, le plus grand philosophe tchèque du XXe siècle, est emporté par une hémorragie cérébrale. Les lecteurs du Rudé Právo, organe du Parti communiste, ne le sauront pas.
Éternité et historicité est l’un des rares livres conçus par Patočka lui-même – entre 1946 et 1947. S’il avait été publié alors, il eût pu être l’équivalent de L’existentialisme est un humanisme de Sartre. Répondant à la Consolation philosophique du biologiste et historien des sciences Emanuel Rádl, Patočka y présente la tradition de l’humanisme, « thème principal de la pensée tchèque », jusqu’à Tomáš Garrigue Masaryk, premier président de la Tchécoslovaquie, sociologue et philosophe dont les œuvres, après la Seconde Guerre, sont censurées. En élargissant l’horizon, il revient à Socrate et à Platon – en opposant le socratisme, philosophie de l’historicité, au platonisme, métaphysique de l’éternité – puis dialogue avec Max Scheler, Husserl, Heidegger et l’existentialisme de Jaspers, Kierkegaard et Sartre. Aussi peut-on y voir une des matrices de sa philosophie, de sa conception de l’homme comme existant historique et être moral, à qui il incombe, malgré les ténèbres, de « se soucier du sens de sa vie », de lui donner un but qui la sorte de l’inauthenticité et de la dépendance.
Sous-sol. C’est pendant le printemps de Prague, en 1968, que l’autorité morale et intellectuelle de Patočka est la plus forte. Il réintègre l’université Charles de Prague, d’où, non-marxiste, il avait été exclu, et est l’un des hérauts du « nouveau cours », porteur de liberté, qui se dessine dans son pays. Mais quand vient la « normalisation », il est le premier à être inquiété. On le « prie » de prendre sa retraite et la ŠtB lui fait subir toutes les tracasseries possibles pour « activités subversives » – dont celle de donner des cours sur les Présocratiques, Platon et Aristote dans un sous-sol. Ses possibilités de publication sont réduites à zéro. Il devient traducteur, de Hegel, de Heidegger, et se charge d’éditer les œuvres de deux grandes figures de la pensée tchèque, Masaryk et Jan Amos Komenský, dit Comenius, père de la pédagogie moderne. Aussi, quand quarante intellectuels et hommes politiques esquissent une résistance à la « normalisation » et signent un manifeste demandant, par référence à la conférence d’Helsinski, le respect des droits de l’homme, Patočka se met-il tout de suite, avec Jiří Hájek, ancien ministre du gouvernement Dubček en 1968, et l’écrivain Václav Havel, en première ligne. Il devient le porte-parole de la « Charte 77 ». De son combat, il ne verra pas l’issue tant espérée : le mouvement lié à la Charte débouchera sur la révolution de velours, la fin du communisme, l’élection de Václav Havel, en 1989, à la présidence de la République de Tchécoslovaquie.
Rien de l’œuvre de Jan Patočka ne sera connu en France avant 1981, date de la traduction de ses Essais hérétiques. Mais les choses sont allées vite et, en une décennie, à mesure qu’on exploitait les archives Patočka amoureusement conservées à l’université Charles, du « philosophe résistant » presque tout a été livré. Aussi a-t-il pris sa place au panthéon des grands penseurs, à côté, par exemple, de Paul Ricœur ou de Maurice Merleau-Ponty, parmi ces interprètes de la phénoménologie qui ont su frayer un chemin « entre » Husserl et Heidegger. Disciple de Husserl, Patočka poursuit l’œuvre de son maître dans tous les sens, y compris « factuel », puisqu’à sa mort en 1938, il a travaillé, avec Ludwig Landgrebe, à la sauvegarde et à la gestion du précieux legs de ses manuscrits. Comme Husserl, il part de la notion de « monde de la vie » et focalise sa réflexion sur le « monde naturel », qu’il explore dans la complexité de ses rapports avec l’existence humaine. Mais la phénoménologie de l’existence qu’il élabore ne dégage pas une « conscience pure », une « subjectivité transcendantale » : Patočka insiste sur le caractère « corporel », pratique, social, de la condition humaine, la vie de l’homme étant de part en part « vie-dans-le-monde », historicité.
Désert. Dans Éternité et historicité, n’apparaissent pas encore les deux premiers « mouvements » que le théoricien tchèque assigne à l’existence, à savoir l’acceptation (exister ce n’est pas, sartriennement, « être jeté dans le monde » mais y être introduit, accepté, enraciné), et le travail (on accepte l’autre en s’exposant soi-même, en pourvoyant à ses besoins au même titre qu’aux nôtres). Mais le troisième – la recherche du sens de soi-même et du monde – s’y trouve déjà formulé. Même « l’homme sans histoire a une histoire », dit-il, et cette histoire est celle d’une lutte, initiée par Socrate, « découvreur de l’historicité humaine », qui impose certes la traversée du désert de l’inauthenticité, de la perte ou de l’aliénation mais, par là, « fait l’homme humain », en l’obligeant à une « quête » morale, existentielle, politique. Il n’y a pas de Bien qui soit « déjà là », ni sur Terre ni au ciel : il advient, quand l’homme, « être imparfait qui n’a pas reçu sa forme définitive », le cherche en creusant à mains nues la terre de la négativité, lorsqu’il a « le souci de l’âme », fixe un but à son existence et se charge de « l’œuvre de création consciente de sa propre essence ».
Sa vie, Jan Patočka faillit la voir broyée par les engrenages d’un système politique oppressant. Mais il parvint à maintenir le cap, et à l’orienter sur ces biens qui n’étaient pas seulement les siens mais ceux de tous les hommes : la liberté, la justice, la vérité. On l’a surnommé « le Socrate de Prague ».