Art press, octobre 2013, par Laurent Perez

Courbet, un artiste de la vie

La Claire fontaine est un roman sur Gustave Courbet, ce qui ne serait rien si son auteur ne poursuivait, depuis son premier livre (un essai sur Georges Darien, publié très jeune), une œuvre puissante et consistante. Le violent pamphlet de David Bosc sur (et contre) Aragon, Ombre portée, met les choses au clair : « Répondre de ses actes, répondre longtemps de ce que l’on a écrit, ce n’est pas une affaire de jugement public. C’est l’unique façon de donner du prix à ce que l’on fait ou écrit. Et ceux qui s’y refusent ne vivent plus qu’hors d’eux-mêmes, dans cette image qu’ils offrent tout au long du jour à de gros yeux imaginaires. » La liberté, la révolte, la colère – les passions de l’enfance – tendent cette prose un peu haute, parfois un peu grasse. Ce nouvel ouvrage se tient, on le devine, au plus près de la morale individualiste du peintre, de la joie révolutionnaire qui l’anime.

Le devoir de se gouverner soi-même

On a pu voir dans les deux premiers romans de Bosc (Sang lié, 2005 ; Milo, 2009) des romans d’apprentissage. Plus subtile, la leçon de La Claire Fontaine tient dans la description des gestes quotidiens d’un admirable artiste de la vie. « Il a montré des tas de choses en vivant comme il l’entendait. » Le roman saisit Courbet au moment où, condamné par le gouvernement français d’« Ordre moral » à payer de sa poche la reconstruction de la colonne Vendôme abattue pendant la Commune sur sa suggestion, il passe clandestinement la frontière suisse pour s’établir au bord du lac Léman où il succombera quatre ans plus tard à une impressionnante coalition de maladies alcooliques.

L’on a peine à mesurer l’extraordinaire notoriété de Courbet en un temps où le simple fait de ne pas se laisser piétiner les arpions passait pour un scandale, et l’engouement dont jouissaient ses natures mortes et ses paysages. Le maître monnaye sans gêne sa gloire en débitant avec ses assistants des mètres de peinture à un rythme quasi industriel. s Il faut admettre que c’est mariole de vendre des fragments d’infini, des vagues, des nuées. » Pour faire bonne mesure, Courber. cesse de peindre au moment où lui parvient la nouvelle de sa condamnation définitive à rembourser la colonne – laissant inachevé l’énigmatique Grand Panorama des Alpes auquel Bosc consacre des lignes saisissantes –, et meurt à la veille de son premier versement. En attendant, insoucieux des intrigues et de sa réputation, il mène joyeuse vie, fait pleuvoir l’argent autour de lui, boit des quantités de vin phénoménales, déflore de son gros ventre la surface de toutes les rivières, envoie à une amie la plus délicate ces lettres : «  Madame, vous avez enchanté ma demeure ; vous avez enchanté ma pensée, mon imagination, par la beauté étonnante de votre personne. » Courbet. se fait des copains partout, accepte avec bonhomie hommages et sollicitations. On le retrouve au début d’un chapitre chantant dans les aigus de la chorale de Vevey, ou participant à des manifestations philanthropiques. Il renoue avec les exilés de la Commune pour se remémorer ces jours enchantés où la sottise n’existait plus. « Sa politique ? Pour tous, la liberté, c’est-à-dire le devoir de se gouverner soi-même. »

Les autoportraits nous disent combien cette liberté lui est native. « Dès qu’il eut du poil au menton, les couilles en place et un bâton de marche, Courbet s’est avancé au milieu des vivants sans reconnaître à personne de pouvoir le toiser. » Mais elle est aussi l’envers d’un combat obstiné avec le visible, d’un exercice constant du regard dont rend mal compte l’appel au réalisme. Devant un visage, un corps nu, un paysage alpin ou une charogne prêtée par des chasseurs, Courbet pose une interrogation tendue, à la hauteur du défi que lui présente le réel. La nature est pour lui une tentation, une séduction, une jouissance. « Il brûlait, il devait, par un moyen ou par un autre, en restituer quelque chose. » Rimbaud, qui traverse d’ailleurs deux fois l’écran du roman, est tout proche. La confrontation avec ce que Courbet, athée, appelle « le Grand Tout » ne cherche pas l’apaisement ni la fusion mais la butée, la mesure d’un écart. « Aux premiers pas dans la forêt profonde, on pressent qu’il n’y a pas d’autre côté », écrit Bosc. « Et la chose formidable que l’on cherche est partout. » Une lettre de Courbet à son ami Proudhon annonce la valeur de sa méthode : « Avec la réalité qui nécessite, ça va de soi, l’équilibre des facultés et les divers éléments qui composent un art, on est sorti de l’enfer, on s’appartient, on est utile de son vivant, on peut jouir de la vie, et on est utile dans l’avenir. »

Dans le geste de Courbet biffant le remblai de la ligne de chemin de ter dans le paysage d’un Château de Chillon, on reconnaît celui de David Bosc qui, après les évocations un peu rugueuses de Milo, applique maintenant plus volontiers son réalisme à une époque sans lotissements ni automobiles, Sa force d’évocation, face à la nature (on s’émerveille qu’un natif de Carcassonne parle aussi bien des forêts du Jura) ou à fa peinture de Courbet, plonge le lecteur au plus près de l’expérience sensuelle du peintre, au moyen d’un lexique chatoyant et d’un génie de la comparaison qui ne sont pas sans rappeler Nicolas Bouvier ou Charles-Albert Cingria, autres Lémaniques. De Courbet à Bosc, de la peinture à la littérature, l’effort de voir est le même, se dit avec la même évidence, et c’est là plus qu’il n’en faut pour qu’on attende les prochains livres de Bosc avec impatience.