Critique, décembre 2008, par Jean-Pierre Martin

L’autodissolution : Benny Lévy et le dernier Sartre

À juger avec sévérité les aveuglements du passé, à les observer chez les autres, on ne prend guère de risque. Mais voici une tout autre affaire : des hommes, des intellectuels, des écrivains, se départissant d’eux-mêmes de leur vivant ; quittant une tunique d’opinions et de croyances qui leur collait à la peau ; faisant usage exceptionnel de leur liberté ; et à partir de cette sécession, s’exposant au regard de leurs contemporains, à leur incompréhension ou à leur réprobation.
Le XXe siècle est un observatoire privilégié de ce phénomène. Parce que nous sommes allés au bout de l’utopie qui prétendait constituer le sujet comme un simple moment de l’Histoire en marche, nous pouvons mieux réfléchir à la fragilité de toute idéologie, au processus aléatoire de la formation et du déclin d’une croyance ; et débusquer ce qu’il y a d’impensé dans tout système figé, de fourvoiement dans toute assertion péremptoire. Le geste qui consiste à rompre avec un corps constitué de pensées – et du coup, à s’interrompre soi-même, on n’a pas fini d’en décrire la beauté, l’audace.

Jean-Paul, Paul-Yves et Benny

Un tel geste, le dernier Sartre l’esquissa. Lui qui avait constamment cassé des os dans sa tête (telle était son expression), mais jusque-là avec désinvolture, sans jamais se livrer à un examen de soi, sans jamais consentir à la rétractation1, il devint in extremis, à la fin de sa vie, un apostat à l’égard de lui-même, un hérétique pour sa propre pensée, abjurant pour une part des présupposés anciens, commençant à déconstruire les soubassements du système homogène dans lequel (du moins depuis La Critique de la raison dialectique) il s’était enfermé. Benny Lévy fut le médiateur de cette ultime mutation. On ne manqua pas de le lui reprocher. Des témoignages, cependant, concordent sur ce point : entre l’ex-chef d’un groupe gauchiste autodissous et le vieux philosophe toujours prêt à repartir à zéro, il y eut une vraie amitié2.

J’imagine ce que de prime abord, dans l’esprit de Sartre, Benny Lévy put incarner : cette nostalgie jamais morte de l’action, l’aura d’un engagement corps et âme différent de l’engagement intellectuel – cette « violente pureté » qu’il avait secrètement admirée chez Nizan, quarante ans plus tôt et qu’il retrouve là, chez l’encore jeune homme en rupture de ban. On se souvient du dialogue, par livres interposés, entre Sartre et Nizan : l’ange déchu et la demi-vierge (pour reprendre des expressions de Koestler, qui désignait ainsi d’une part ceux qui ont vécu l’expérience du stalinisme « dans leur chair et dans leurs os3 », qui sont allés jusqu’au bout de leurs illusions et d’autre part, les compagnons de route) ne cessant de s’observer, de dialoguer, de s’identifier à un autre moi potentiel, imaginant peut-être le point fusionnel d’une utopie partagée, celle d’un intellectuel à la fois libre et partisan. On se souvient de cette phrase, dans la préface à Aden Arabie : « Ce qu’il a fait, j’aurais pu ou dû le faire. » Dans Jean-Paul il y a du Paul-Yves, un devenir Nizan, une nostalgie de Nizan – soit : la nostalgie d’un devenir révolutionnaire qui s’est avéré impossible.

J’imagine aussi ce que Benny Lévy – Benny Lévy en période de mue, quittant son pseudo de Pierre Victor, pris dans ce bouillonnement intérieur que fut pour lui la crise du gauchisme, désertant la pensée qui était jusqu’alors la sienne, celle d’un intellectuel universaliste, retrouvant peu à peu son nom juif –, a pu communiquer au dernier Sartre : son propre désir de « déconstruire l’idée de révolution », et mieux encore, de tout repenser par une « révolte contre la soumission à la pensée4 ». Car toute la surprise est là, anachronique : Sartre retrouvant une sorte de Nizan retourné, un Nizan qui, après sa démission du Parti à la suite du pacte germano-soviétique, aurait approfondi sa volte-face, serait redevenu un homme seul. Benny Lévy fut donc un interlocuteur d’importance. Mais il fut plus que cela.

Le double « tounement » de Benny Lévy

Convoquons-le ici comme un témoin du siècle, ou du moins de la fin du siècle, et pas seulement pour son rapport à Sartre (il a trop souvent été mis dans l’ombre du Grantécrivain) ou pour la qualité de ses écrits et de sa pensée, mais pour un itinéraire entièrement lié à l’histoire d’une génération, représentatif des aventures des jeunes intellectuels autour de 68, embrasés par les derniers feux du désir occidental de la révolution ; et en même temps pour la singularité de cet itinéraire, absolument irréductible, incontestablement singulier.

La figure de Benny Lévy est exemplaire en ce qu’elle semble présenter deux êtres successifs, où l’on devient à chaque fois un autre homme – deux êtres entre lesquels, malgré l’antithèse apparente qu’ils constituent, on a souvent voulu rétablir une continuité. On pourrait imaginer de résumer ce cas en deux phrases, correspondant à deux phases ou deux scènes à la fois inverses et complémentaires.

Scène 1 : un juif apatride, expulsé d’Égypte en 1957 à l’âge de 11 ans, réfugié de l’Onu, brillant élève au lycée français de Bruxelles, intégrant en 1966 l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, devient, sous le pseudonyme de Pierre Victor, le chef du groupe gauchiste le plus radical de l’après 68, la Gauche prolétarienne.

Scène 2 : Quelques années plus tard, Benny Lévy rompt avec le gauchisme, retrouve ses origines, découvre Levinas, étudie la thora, retourne peu à peu à la religion de ses ancêtres, se rend en Israël, et se convertissant soudainement au Mur des lamentations, finit par se consacrer aux études talmudiques et pratiquer la loi juive traditionnelle.

En somme, il serait passé de Mao à Moïse. Ou même d’un fondamentalisme à un autre. De telles simplifications agaçaient Benny Lévy. On peut le comprendre. Il aimait répondre ceci que, dans un premier temps, juif haineux de lui-même, il était plutôt passé de Moïse à Mao. Toujours est-il que le chemin de cette vie-là, dont on ne connaîtra pas le dénouement puisqu’il fut interrompu par une mort soudaine et précoce (en octobre 2003), fut nettement plus tortueux et plus compliqué. Entre les deux phrases réductrices d’une existence qu’on voudrait placer sous le signe d’un destin, entre Mao et Moïse, il y eut des événements qui furent comme des déclics : la violence terroriste à Munich, en 1972, contre les athlètes israéliens, la mort de Pierre Overney, Lip, le Larzac. Il y eut un tremblement de tout l’être où tout était encore possible. Il y eut l’effort douloureux de quitter la peau ancienne, celle du militant et du chef politique, la volonté de faire face aux années de perdition, le désir de se reconstruire. Il y eut des stations, des hésitations, des oscillations. Et surtout, il y eut des expérimentations de la pensée.

J’avoue que cet itinéraire en ligne brisée, je le trouve plus passionnant que celui des fidèles à vie, des immobiles, des inamovibles dans le genre disque rayé. Or une certaine mauvaise foi s’évertue à minimiser la portée du geste de l’apostat. À lui contester toute puissance de lucidité. Il a fait volte-face ? Oui, mais c’était pour retourner à lui-même, à son fonds inchangé, éternellement égal et identique. Cependant, si cette figure happée dans sa chair, successivement, par le politique et le religieux, et continûment par le philosophique, peut irriguer notre imaginaire, si elle est susceptible de produire du récit, c’est qu’il y a peu d’exemples aussi frappants, au XXe siècle, d’un retournement de pareille ampleur, d’une vie cassée en deux : « C’est une vraie rupture, remarque à ce propos Bernard-Henri Lévy. C’est un vrai changement de sa propre âme, inexplicable dans les termes de la philosophie ou de la théodicée traditionnelle, inexplicable dans les termes de la théologie judéo-chrétienne5. »

Il est vrai qu’on pourrait assigner une date et un lieu à ce qui apparaît comme une conversion : le voyage en Israël avec Jean-Paul Sartre et Arlette Elkaïm, en 1978 ; l’émotion éprouvée devant le Mur des lamentations ; l’instant où, à cet endroit, un jeune rabbin lui propose de mettre les teffilin, les phylactères (mais il n’a pas fait sa bar-mitsva) et où Benny Lévy, « plaqué à terre par les versets », répète les phrases, touche le coin du livre de la thora avec le coin du châle et l’embrasse. Pourtant, ce moment « où une condition vécue dans la malédiction tourne à l’exaltation », Benny Lévy tenait à ne pas le nommer ainsi. Il appelait cela un « tournement » et le distinguait, par son caractère d’abord intellectuel et raisonnant, de l’expérience communément décrite : « Quand on dit conversion, les gens, et même les « juifs modernes », pensent que c’est l’épée dans les reins et une visitation nocturne comme ils l’imaginent à travers la nuit de feu de Pascal. Rien de tel en ce qui me concerne6. »

Mais surtout, il faut rappeler, à son propos, combien le retour à la judéité et surtout au judaïsme se fit progressivement. Dans un premier temps, après l’autodissolution de la Gauche prolétarienne, Benny Lévy forma un Cercle socratique. Il y avait déjà là quelque chose d’assez extraordinaire : passer, sans transition, du gauchisme simplificateur à l’étude de Platon, Aristote, Spinoza, Hegel, sortir du tout-politique, repenser la philosophie, marcher à rebours, en somme, de la révolution culturelle. Il y eut, pendant tout ce temps, les entretiens avec Sartre, la relecture passionnée d’un philosophe dont sa jeunesse s’était nourrie, le désir de revisiter à deux les questions de la communauté, de la révolution et du rassemblement : la nécessité, pour l’un, de sortir de Hegel, du savoir absolu, et pour l’autre, peu à peu, la découverte (perceptible dans L’Espoir maintenant) du messianisme juif, la reconnaissance du peuple juif comme « peuple métaphysique », la lecture exaltée de Levinas, des textes hébraïques et bibliques, l’apprentissage de l’hébreu, et, bientôt, la volonté de devenir un « talmudiste correct, de rattraper trente années perdues pour l’étude ». Mais lorsqu’en 1984 Benny Lévy entra à la yeshiva de Strasbourg « Eshel », école d’études juives (où il se plongea dans la kabbale), il était encore, dira-t-il plus tard, « athée », « juif laïc ». Jusqu’en 1980 (année de la mort de Sartre), il avait écrit sous le nom de Pierre Victor. Et ce n’est qu’en 1995 qu’il s’installera à Jérusalem – façon de mettre en œuvre sa décision de sortir de l’Histoire, son second « tournement ».

Un programme de réflexion

Dans la période des carnets écrits par Benny Lévy de 1975 à 1979 (après l’autodissolution de la Gauche prolétarienne), qui viennent de paraître chez Verdier sous le titre Pouvoir et Liberté, accompagnés de notes et de commentaires judicieux de Gilles Hanus, nous n’en sommes pas encore là. Nous en sommes encore au temps du bilan, de la rétrospection critique. Au temps où, après la croyance révolutionnaire, le sol s’effondre sous nos pieds chaque année un peu plus, se prêtant plus que jamais aux occasions de révisions déchirantes (et Benny Lévy sut particulièrement les saisir : avec les boat people, c’était la découverte d’un autre Vietnam ; avec le Cambodge, le constat de la révolution purificatrice comme horreur absolue ; à travers la rencontre Sadate Begin, la reconnaissance d’une exigence éthique, celle du compromis). Au temps, enfin, de l’autodissolution continuée : pas seulement d’un groupe, mais de soi-même pensant le groupe et pensé par lui.

Pouvoir et Liberté est la retranscription de ces moments où une pensée vacille, bascule, vire, revient sur elle-même ; ces moments d’indécision où tout, du moins presque tout, est encore possible. L’écriture est peu développée, parfois sous forme de schémas ou de notations. C’est ce qui fait son prix : cette sorte de journal intellectuel, qui traduit en termes philosophiques une crise intérieure, exprime de façon ferme, avec des formules parfois lumineuses, un retournement de la pensée. Il permet de mesurer la contribution propre de Benny Lévy dans l’interlocution avec Sartre, sa volonté de sortir du manichéisme et du millénarisme, de retrouver le mélange. Ce texte qui n’en est pas un, cette trame de pensée elliptique et trouée, montrent à quel point, après la rupture avec le gauchisme, l’itinéraire de Benny Lévy n’était pas tracé d’avance. « Tout ce programme de réflexion s’est déroulé en moi, écrit-il, tandis que je réfléchissais sur ma position dans la GP7. » Au moment de l’autodissolution de la Gauche prolétarienne (en 1973), dont il avait été un des initiateurs, il s’était proposé de « retrouver une pensée libre ». Les années suivantes chercheront à accomplir ce programme. Mais pour cela, il faut réexaminer le passé, revisiter « l’insoutenable intensité du vécu GP (tout dans l’instant) » ainsi que « l’illusion d’imminence propre à la GP8 ». Il faut continuer à dissoudre, à s’autodissoudre, à tuer en soi les résurgences et les réflexes d’une théorie archaïque. Les ruptures avec soi s’enchaînent comme dans cette notation, qui date de 1977 : « – Dissolution de la GP. / Dissolution de P.V. – dissolution de l’idée de révolution / Conversions9 ». Comme dans cette série de rejets : « il faut abandonner – le tragicisme – le politico-militaire – La “première dialectique”10. »

On trouvera donc ici, chez celui qui a été au bout d’une expérience collective, au bout de l’échec d’un rassemblement, un compte rendu des années de réflexion à deux sur les rapports difficiles, voire impossibles, entre l’Histoire et la liberté. Où se déchiffre un scepticisme sur la possibilité même d’une association libre. Le rôle que dans cette période Benny Lévy joua auprès de Sartre est inséparable de son passé de chef politique. Mais il doit plus encore sans doute au présent de la crise qui le traverse. Cette exigence d’un retour sur soi, le dernier Sartre va la partager avec son jeune interlocuteur, se sortant lui-même ainsi de l’ornière de la pensée amnésique, se déprenant de lui-même. C’est que lui aussi, à sa manière, a été un chef – et ce devenir chez lui a une histoire, une biographie. Voilà pourquoi cette pensée à deux vise une « décomposition de Soi comme chef idéologique11 ».

« Le sujet philosophique Sartre, note Benny Lévy, n’est pas tout à fait le sujet Sartre. C’est une force (Sartre dixit) qui le pousse hors de soi, qui le plaque au sol : d’ailleurs ses idées, ainsi projetées, il les a aujourd’hui (1976) en quelque sorte oubliées12. » Autrement dit Sartre « ne croit pas sa pensée ». Elle lui est comme extérieure. Jusqu’alors, il a pensé le sujet politique sur le modèle du sujet philosophique, comme jouissant d’une sorte d’autonomie temporaire, jusqu’à ce qu’il se casse comme une branche morte, et se fasse oublier. D’où cette façon de récuser par avance tout examen critique de soi, par dérobades, dénégations, esquives, silences, ou justifications a priori. Ce qu’avait bien vu Raymond Aron : « Sartre, vivant, se refusait à l’autocritique et aux gloses sur son passé13. » Et plus récemment Pierre Pachet : « Le plus souvent le regret ou la rétractation lui sont étrangers, et cela délibérément : de telles attitudes supposeraient qu’une personne puisse se construire, profiter de ses expériences, voire mûrir (tout en conservant ses cohérences internes). La philosophie de Sartre, avec le dialogue qu’elle instaure entre une « situation » et une « liberté » sans épaisseur, exclut une telle conception14. »

Aucun texte de Sartre, pas même « Le fantôme de Staline », en effet, ne prenait acte d’un revirement quelconque. Aucun texte, sauf les entretiens avec Benny Lévy, précisément, réunis dans L’Espoir maintenant, où il s’accroche encore un peu, malgré tout, à ce qu’il appelle sa « ligne continue » : « Je sais que je n’ai pas toujours dit la même chose, et, sur ce point, nous sommes en conflit, car moi je pense que les contradictions importaient peu, que malgré tout je suis resté sur une ligne continue15. » Mais cette ligne à la fois « continue » et oublieuse, où tendait à s’affirmer, parallèlement au penser contre soi, une espèce d’inébranlable fidélité à soi, le dernier Sartre, dans la réflexion à deux qu’il entreprend avec Benny Lévy, est en train de l’abandonner.

De sorte qu’on peut risquer cette hypothèse : ce désir vibrant et communicatif, chez Benny Lévy, d’une déconversion (on pourrait dire : une apostasie, ou une abjuration, soit ce moment où l’on découvre que les idées auxquelles on a cru n’étaient pas les nôtres) s’empara de Sartre lui-même. Dès lors, le philosophe vieillissant se vit rajeunir à nouveau, comme par procuration. Il n’était pas prêt seulement à changer d’avis, mais à penser comme jamais la possibilité même de réformer la pensée, à remettre en question ses préjugés les plus tenaces, ceux qui s’étaient comme calcifiés au point de tenir au corps. Voici un exemple de la façon dont Benny Lévy pousse son interlocuteur dans ses derniers retranchements : « Mais alors, je demande : Pourquoi te reposes-tu, par longues intermittences, cette question du matérialisme ? – C’est vrai, dit Sartre, c’est en moi, sans que cela conduise à une pensée, c’est comme les survivances qui habitent ma pensée, un agacement16. »

En somme, Sartre répondait à une invitation : celle de faire place nette, de briser le carcan des évidences obsolètes – avec l’idée qu’il n’est jamais trop tard pour cela, pas plus pour lui que pour Benny Lévy. Mais on peut aussi imaginer aisément comment il reprend cette invitation et l’impulse à sa manière, aussi radicale : il n’y a pas d’un côté un offensif, de l’autre un rétif : l’offensive est au contraire duelle et réciproque, elle consiste à traquer de conserve les pensées impensées, les irréfléchis, les blocs de dogme qui se sont au fil des années ossifiés, l’idée qui revient, à laquelle on ne croit pas vraiment, mais qui fait retour, « constamment présente comme devant être réfutée17 ».

« Désertion c’est positif », écrit l’ex-chef d’un groupe mao, qui se propose de « réformer la pensée ». Comment réformer la pensée ? Il faut lui donner des impulsions nouvelles. D’ordinaire celui qui tient son journal prend des résolutions vitales. Ici, ce sont des résolutions intellectuelles. Il s’agit d’abord de « penser à neuf l’idée de révolution » ; pour cela de lire ou relire Saint-Just, Michelet, Robespierre, bien d’autres ; de repenser la tradition libérale et de reprendre Locke ; de relire le Léviathan de Hobbes ; de passer au crible jusqu’à Voltaire, Kant et le « sens de l’histoire », tous les mythes de la rationalité à l’œuvre dans la pensée philosophique. On aura tenté, dans un premier temps, de « purifier la pensée révolutionnaire des schèmes totalitaroïdes18 », d’imaginer une fraternité qui ne soit pas terreur, une théorie de la révolution qui serait évidée de tous ses fantasmes reproducteurs : la pureté, l’épuration, la terreur au nom de la Raison – y compris la célèbre « fraternité–terreur » de La Critique de la raison dialectique.

Méthodiquement, on procédera à la remise en question du groupe en fusion et du rassemblement – lequel est envisagé comme un échec dans son utopie de fusion des hétérogènes. On aura montré la faiblesse du « Grand Sujet ». On découvrira celui-là même qu’on s’était évertué à oublier dans le groupe : le « petit sujet ». « Souligner l’importance que revêt le petit sujet pour démasquer le Grand Sujet ; le roi est nu. Déterrer le petit sujet à la place du Grand Sujet = rôle révolutionnaire de la subjectivité (la petite) pour faire craquer le discours du Maître19. » Et au bout du compte, c’est l’idée même de la révolution, son fantasme, sa chimère qui s’évapore : « Si l’on fout en l’air la place de l’instituteur–instituant, il y a lieu de penser qu’une certaine pratique de la radicalité théorique doit être aussi éliminée20. » « Foutre en l’air », « décapiter » (« la totalisation historique comme notion décapitée »), « rejeter », « abandonner », tuer l’idée ancienne : ce sont des mots qui parlent à Sartre (la « notion décapitée » était son expression), des mots d’une violence maintenant exercée contre soi.

Dès lors, il n’y aura plus qu’à sortir du tout-politique (dans un premier temps) puis à sortir de l’Histoire (dans un second). Sartre et Benny Lévy sont en train, ensemble (avec un certain retour au Sartre d’autrefois, à celui de L’Être et le Néant) de découvrir le transcendantal qui échapperait à l’homme historique – ce qui implique une « révolution du regard » : un monde où, les yeux dans les yeux (hors de la coupure maître-esclave), serait possible une relation singulière, entre les subjectivités. Les traces de cette réflexion, de ce refus du politique comme vérité suprême de toute idée et de tout sentiment, on les retrouvait dans un texte contemporain, sous la signature de Benny Lévy dans Les Temps modernes : « Ce que détruisent les âmes fortes de l’Est [i.e. les dissidents] c’est l’illusion moderne : que tout est politique et voilà qui est neuf. Ce qui commence à finir : le tout-politique. Le toupolitique qui ne veut rien laisser hors de sa prise […], qui a infecté jusqu’au moindre détail de l’existence, qui n’a de cesse qu’il n’ait dissous le “privé”, l’intime, le secret21. »

*

Ce qui nous intéresse particulièrement ici, plutôt que le chef politique que fut Benny Lévy ou le juif du Retour qu’il sera, c’est l’homme seul, tout à coup, l’homme fracturé, avec cette force (qu’il attribue à Sartre) qui est aussi la sienne et qui le « pousse hors de soi », dans le champ expérimental d’une pensée méditante et encore hésitante, oscillante, interlocutrice. Cet homme tiers, riche de tous les possibles, qui pense à rebours, qui relit passionnément l’œuvre de Sartre, qui s’enthousiasme pour la rencontre entre Sadate et Begin, qui tente de penser, contre le passé du « coup pour coup » ou du « Patrons c’est la guerre », l’idée de paix et de compromis, celui qui, venant d’échapper à la nuit du « tout-politique », rompt avec lui-même, pourquoi ne pas l’envisager en tant que tel, sans préjuger de ce à quoi il préluderait comme à un destin ?

Pierre Victor est en train d’arracher son ancienne peau. Il met en œuvre la phrase de Gombrowicz : « Nous devons tuer en nous ce qui est pour parvenir à ce qui sera22. » Il n’a pas encore tout à fait retrouvé son nom juif. Il n’est pas encore le Benny Lévy des vingt dernières années. Il serait dommage de ne lire ses carnets qu’à partir de l’avenir, qu’on connaît, de leur auteur. Ils donnent envie de relire Sartre. Ils donnent aussi envie de lire ou de relire les textes de Benny Lévy. Mais ils valent surtout par eux–mêmes ils enregistrent le séisme d’un retour sur soi sans concession. Une telle apostasie ne consiste pas à brûler ce qu’on a adoré. Benny Lévy sait reconnaître l’autre imaginaire qu’est Mai-68, sa nouveauté, ce qu’il appelle, par opposition à « l’ère glaciaire » et à sa pensée archaïque de la révolution, « l’évanescent » de Mai-68. La pensée de l’évanescent permet de rejeter « la totalisation de l’histoire, visée de la dialectique sartrienne », mais aussi le « sens de l’histoire23 ».

Cette récusation salutaire du tout-politique, cette reconnaissance du petit sujet, chez quelqu’un qui ne fut pas engagé du bout des ongles, c’est une leçon donnée aux nostalgiques du groupe en fusion et de la fraternité-terreur. Comme si elle répondait par avance aux philosophes antidémocrates de la terreur et de la Vertu, aux praticiens de la « radicalité théorique » dans le genre Badiou ou Zizek – eux qui précisément, se réclamant de la « fidélité », refusant tout réexamen du passé, se proposant de « réinventer une bonne terreur », reprennent à leur compte l’héritage robespierriste ou maoïste. On pourrait même opposer terme à terme la réflexion vivante de Benny Lévy de ces années-là à la pensée constituée de Badiou : montrer comment Lévy, à travers une formule telle que « l’installation de l’imaginaire dans le théorique24 » (à propos de La Critique de la raison dialectique), déconstruit un système qui s’installe et s’immobilise, travaillé par le mythe ancien de l’idée révolutionnaire.

La pensée critique de Benny Lévy s’appuie sur une expérience. Elle apparaît ici comme une ébauche. On a rarement lu une déconstruction philosophique aussi précise, plus décisive, de l’imaginaire dans la théorie de la révolution (en deçà du marxisme). Les récits nécessaires de revirement et de déconversion, ceux de Koestler, d’Edgar Morin, de Claude Roy, retraçaient le chemin de la désillusion sans retourner précisément aux bases et aux principes de la foi ancienne. Merleau-Ponty lui-même, prenant ses distances dans Les Aventures de la dialectique, ne s’attaquait pas aussi profondément aux fondements mêmes de l’idée révolutionnaire et de la terreur. Or, après les travaux essentiels de Claude Lefort et de François Furet, un tel réexamen (dont on pourrait croire qu’il a fait son temps), aujourd’hui que refont surface de vieilles idées sous des habits nouveaux, reste à l’ordre du jour.

À rebours du déni à l’égard du passé entretenu par les dirigeants communistes (ainsi Semprun raconte comment Santiago Carillo prétendait « clore une fois pour toutes le dossier du stalinisme25 »), ou de l’impensé dans la radicalité théorique, le « programme de réflexion » de Benny Lévy produit une révolution intérieure. Un homme se penche sur son passé politique récent, mais aussi sur celui de toute une génération de l’illusion lyrique. Une pensée en mouvement se cherche, aux antipodes de la théorie de l’erreur nécessaire et de la révolution « glacée ».

1. D’où ce texte où Michel-Antoine Burnier imagine Sartre reve-ant sur son passé, Le Testament de Sartre, dans L’Adieu à Sartre, Paris, Plon, 2000.
2. Voir à ce sujet les témoignages d’Alain Finkielkraut, Michel Le Bris, Bernard-Henri Lévy, dans La Règle du jeu, numéro spécial sur Mai-68 et Benny Lévy, 2007.
3. A. Koestler, « Demi-vierges et anges déchus », dans L’Ombre du dinosaure, Paris, Calmann-Lévy, 1956, p. 75 sq. Ce texte est d’abord paru dans Le Figaro littéraire, 2 juillet 1949.
4. B. Lévy, Pouvoir et Liberté, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 38.
5. La Règle du jeu, op. cit., p. 277.
6. B. Lévy, « Comment le secrétaire de Sartre, et le légendaire chef révolutionnaire, est devenu un « enragé » du Talmud », L’Événement, 6 mai 1999. Entretien avec B. Rayski et V. Zarietti, cité par Jean-Pierre Barou, Sartre, le temps des révoltes, Paris, Stock, coll. « Essais. Documents », 2006, p. 168.
7. Pouvoir et Liberté, op. cit., p. 56.
8. Ibid., p. 98.
9. Ibid., p. 94. À noter : P. V. pour Pierre Victor, pseudonyme de Benny Lévy du temps de la GP.
10. Ibid., p. 31.
11. Ibid., p. 16.
12. Pouvoir et Liberté, op. cit., p. 39.
13. R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 721-723.
14. J.-L. Faure, P. Pachet, Bêtise de l’intelligence, Nantes, Joca Seria, 2006, p. 29.
15. J. P. Sartre, B. Lévy, L’Espoir maintenant, les entretiens de 1980, Lagrasse, Verdier, 1991.
16. Ibid., p. 87.
17. Ibid., p. 88.
18. Ibid., p. 39.
19. Ibid., p. 57.
20. Ibid., p. 97.
21. B. Lévy, « À l’Est rien de nouveau ? » dans Les Temps modernes n° 369, 1977. p. 1739.
22. W. Gombrowicz, Contre les poètes, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 64.
23. Pouvoir et Liberté, op. cit., p. 31.
24. Ibid., p. 38.
25. J. Semprun, Autobiographie de Federico Sanchez, Paris, Le Seuil, 1978, p. 136.