Gauchebdo, 14 septembre 2013, par Pierre Jeanneret

Les années d’exil de Courbet à La Tour-de-Peilz

Avec La Claire Fontaine, l’écrivain David Bosc nous fait pénétrer dans la vie et l’univers artistique du grand peintre réaliste.

Voici un bon et beau livre, qui présente des qualités d’écriture évidentes. On le dit susceptible de recevoir le Goncourt. Peu nous en chaut, à vrai dire. En dehors de ses mérites esthétiques, c’est le thème choisi qui nous intéressera tout particulièrement.

On sait que Gustave Courbet a payé cher sa participation enthousiaste, accompagnée d’une véritable joie révolutionnaire, à la Commune de Paris. Injustement accusé d’avoir fait abattre la colonne Vendôme, condamné à une très lourde amende, poursuivi par la vindicte des bourgeois, il dut s’exiler et vécut les dernières années de sa vie (1873-1877) dans nos contrées, à La Tour-de-Peilz.

Douze litres de chasselas par jour !

On a trop dit que ces années furent celles de la déchéance physique, le peintre se noyant dans des flots de chasselas (jusqu’à douze litres par jour !), et du déclin artistique. C’est sans doute vrai pour l’ultime période de sa vie. Mais David Bosc nous montre surtout un homme habité par une formidable force vitale, un jouisseur et aussi un être profondément sociable : ne participe-t-il pas au chœur de Vevey et à de nombreuses manifestations auxquelles il est convié par les notables républicains helvétiques ? Le lecteur romand sera sans doute séduit aussi par les évocations du Léman, de Vallorbe où le proscrit rencontre son père à deux pas de la frontière, et bien sûr de la Riviera vaudoise.

Plus encore que par ses aspects biographiques qui rendent le personnage attachant (malgré ses outrances, son narcissisme et ses vantardises), le livre pénètre avec une acuité remarquable dans l’œuvre de Courbet. Cela au travers d’une série de flash-back qui nous replongent dans ses années de jeunesse à Ornans, ses séjours au bord de la mer à Palavas, ou à Paris sous le Second Empire puis la Commune de 1871.

Le premier à peindre la jouissance de la femme

L’aspect mercantile de l’œuvre de Courbet n’est pas occulté. Homme d’affaires avisé, il a su dans les années 1860 être le promoteur de sa propre production et gagner beaucoup d’argent. À La Tour-de-Peilz, il va peindre à la chaîne – avec la collaboration d’aides qui en préparent les fonds – des dizaines de toiles consacrées aux paysages lémaniques et au château de Chillon. Tous ne sont pas de la meilleure veine. Mais, dans des lignes très perspicaces, David Bosc a su remarquablement saisir « l’âme » (terme sans doute impropre à propos du chantre du réalisme !) de ses œuvres majeures. Courbet a méprisé et rejeté l’orientalisme de convention et l’exotisme antique (Sardanapale, harems, esclaves lascives, gladiateurs et péplum…) à la mode sous le Second Empire, dont le représentant emblématique était le peintre Gérôme : Courbet ira jusqu’à donner le nom de ce dernier à son âne ! Lui est un peintre terrien, attaché à la nature, à la glèbe, aux falaises de calcaire du Jura, à la forêt vierge et brutale, celle où l’on traque le cerf, le lièvre et le renard : « La peinture animalière, celle du gibier de chasse, Courbet ne l’avait jamais produite que d’après des cadavres. Des cadavres vidés qu’il lui fallait soulever, tordre, contraindre, maintenir par des cordes et du fil de fer, asseoir à cheval sur un tréteau de bois – et c’est ainsi qu’il émane de ces toiles une odeur de carnage, qu’il s’en échappe des cris pitoyables ». Sans jamais tomber dans la peinture régionaliste, Courbet a su rendre magnifiquement les paysages de la Loue et surtout sa source, béance vitale que l’on peut rapprocher de sa fameuse Origine du Monde où une vulve féminine entourée de sa pilosité moussue s’offre impudiquement à notre regard. Peintre de la nudité féminine, mais non d’une nudité aseptisée à la Ingres, « le premier, peut-être, Courbet a peint la jouissance de la femme ». Il a su aussi représenter le peuple, les paysans, non ceux de Millet, en prière et leur « soumission à tous les devoirs », mais les travailleurs de son temps courbés sous un labeur dur et monotone (Les Casseurs de pierre, Les Cribleuses de blé). En cela, il fut révolutionnaire, mettant en adéquation ses idées et son art. D’où la haine que lui portera, après la répression sanglante de la Commune, la bourgeoisie versaillaise apeurée puis triomphante. David Bosc a écrit de belles pages aussi sur le rapport de Courbet à la mer comme force primitive et expression du Grand Tout. Les vagues notamment l’ont fasciné. Enfin le livre opère quelques rapprochements avec un contemporain, Arthur Rimbaud, autre figure d’homme libre.