Le Monde des livres, 13 septembre 2013, par Catherine Millet

Libre comme Courbet

Une partie de l’humanité frappant d’anathème les images sous prétexte qu’elles fascinent, tandis que l’autre partie ne cesse de dénoncer ses tromperies, nous devons admettre qu’une des fonctions du langage est de nous défendre contre ces menteuses, du moins à les circonvenir. Soit que les mots nous révèlent l’envers du décor (discours scientifique), soit que dans une surenchère de métaphores (littérature), ils laissent là l’image dans l’enclos de sa forme. Cette chronique se donne donc pour objet les liaisons dangereuses entre le texte et l’image, comment l’une séduit l’autre et le hante, et comment l’autre reprend le dessus, débusque ses ruses, l’engloutit sous ses propres effets. L’un des premiers livres que j’ai reçus cette rentrée est La Claire Fontaine, de David Bosc. Ça ne pouvait pas mieux tomber.

L’auteur a tout juste 40 ans, né à Carcassonne, il est parti vivre à Lausanne. Sur la rive du lac Léman, sans doute a-t-il rencontré la figure de Gustave Courbet (1819-1877), à laquelle il consacre ce troisième roman. Il raconte les quatre dernières années de la vie du peintre à La Tour-de-Peilz, au bord du lac, où il s’est réfugié, le temps que les tribunaux français jugent de sa culpabilité dans la destruction de la colonne Vendôme. Pas de doute, il s’agit d’un roman, car l’auteur n’a pas dû s’appuyer sur beaucoup de documents pour décrire, de manière aussi vive, les relations de Courbet avec les gens du coin, les scènes d’auberge, les baignades dont il raffole. Pour le reste, les lieux, les faits, l’identité des personnes, les citations du peintre et celles des rapports de police, tout est exact. L’exil du plus truculent des communards, que d’ordinaire les historiens traitent en quelques lignes, l’écrivain le met en images. Quelquefois un peu trop.

Paysages et tableaux

Quand, dès la première page, j’ai lu que « La maison ventrue du père y trempe de tout son long – dans l’eau de la Loue –, miche dure mise à mollir pour les oies ou les coquecigrues », je me suis dit que je ne poursuivrais ma lecture que par pure conscience professionnelle. En fait, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Voici pourquoi : au fur et à mesure que Courbet s’installe en Suisse, Bosc s’attarde de plus en plus sur les paysages et sur les tableaux, et l’âpreté des premiers, l’absence de tricherie des seconds (même si l’on peut toujours discuter la classification de « réaliste ») le conduisent à rendre ses armes de peintre imagier amateur. D’ailleurs, en cours de route, il expose bien la leçon retenue du maître : « Il était de ceux qui ne trouvent aucun sens à dire […] qu’un arbre est majestueux, la forêt pareille à une cathédrale. » En se moquant des lieux communs qu’on rencontre chez les commentateurs, Bosc a-t-il pris conscience qu’il en avait laissé passer quelques-uns ?

Mais au fil des pages, le style perd son afféterie. Le passage sur les nombreuses « dormeuses » qui font de Courbet « le premier à avoir peint la jouissance de la femme », celui sur les Trois baigneuses, tableau construit comme une descente de croix, sont simples et beaux. Voyez le dernier tableau peint avant de mourir : « Une fille pieds nus s’est assise au soleil, entourée de ses chèvres, sur l’herbe épaisse des prairies les moins hautes […]. Bleu, noir, prasin. Entre l’amoncellement de matière chaotique et les pieds nus, l’œil amorce un va-et-vient qui l’instruit. »
Dans une vidéo (sur le site Web de la librairie bordelaise Mollat), l’auteur dit que, parti pour écrire sur la contemplation, il s’est trouvé faire un livre sur la liberté. N’est-ce pas la sienne aussi qu’il a gagnée en s’émancipant du poids de la métaphore ?