Le Temps, 24 août 2013, par Éléonore Sulser

David Bosc s’inspire des toiles de Courbet et fait revivre l’artiste en exil au bord du Léman

En 1873, le peintre, poursuivi pour sa participation à la Commune de Paris, passe en Suisse. Il s’installe à La Tour-de-Peilz et continue de peindre, de vivre, d’aimer, de se baigner, de boire et de rire. Il meurt en 1877. La Claire Fontaine fait le récit de ses dernières années au bord du lac.

Le livre s’ouvre sur le corps de Courbet. Silhouette un peu fatiguée –  il a 54 ans – mais puissante, qui chemine, sourire, pipe aux lèvres, Courbet quitte Ornans, son village natal. Et, sitôt parti, se baigne dans la Loue, nu, heureux dans l’eau fraîche. Pourtant, en ce mois de juillet 1873, son départ est un exil. Courbet quitte la France. Il a aimé, joui pleinement de la Commune de Paris. Elle a été réprimée dans le sang. On veut lui faire payer les frais de reconstruction de la colonne Vendôme, déboulonnée par la Commune.

Courbet passe donc en Suisse. On le voit au Val-de-Travers, à Neuchâtel, à Genève, à Nyon, Rolle, Lausanne, Vevey, mais c’est à La Tour-de-Peilz qu’il s’arrête. À la pension Bellevue d’abord, puis dans une maison, justement nommée, Bon-Port. Il prend souche au bord du Léman, lac à peindre et où se baigner. Ce grand corps de Courbet, David Bosc – l’auteur de ce réjouissant La Claire Fontaine, né à Carcassonne en 1973, qui vit en Suisse et qui a déjà signé deux romans, Sang lié et Milo (Allia) –, va le suivre dans ses élans, ses amours, ses excès, sa créativité forte jusqu’à la disparition du peintre en 1877.
À l’invention romanesque qui s’appuie sur la biographie de Courbet, l’auteur ajoute des documents authentiques, rapport de police, lettres, articles – souvent savoureux – qu’il cite entre guillemets : « Monsieur G. Courbet a donné trois tableaux d’un aspect étrange. L’un est censé représenter le Château de Chillon, mais il est bien difficile de le reconnaître dans cette masure grimaçante, pesamment jetée sur un lac gris-noir que dominent des monceaux de couleur bleu ternes », écrit le Journal de Genève en 1874 commentant L’Exposition fédérale à Lausanne à laquelle le peintre participe. Courbet sera d’ailleurs, David Bosc le montre, excellent citoyen, rejoignant chorales et autres amicales, se prêtant volontiers aux officialités qu’on lui propose.
La langue du roman suit pas à pas la peinture. Les mots croquent, claquent, s’amusent ; portent haut leurs couleurs comme les pinceaux vifs du peintre. Partout, il y a de la densité et de la vie. David Bosc paraît s’être coulé dans les toiles de Courbet pour y puiser sa propre palette d’écrivain. « La grève grise, la mer gris-bleu et l’horizon que ne vient soulager aucune voile, le ciel sans arrangement baroque, sans trouée soudaine, sans une once de gloire. »
Un bon livre – et c’en est un – doit avoir un point de vue, proposer une vision du monde. Dans La Claire Fontaine, le point de vue et la proposition sont à la fois doubles et mêlés –  puisque l’écriture rejoint les toiles. Il y a l’œil du romancier qui suit le peintre au présent, qui s’imprègne de ses tableaux, de sa vie, qui montre cet homme libre, puissant dans son art, d’une vitalité magnifique, d’une joie, même, hors du commun : « Courbet porte témoignage de la joie révolutionnaire, de la joie de l’homme qui se gouverne lui-même, et c’est une source vive. »

Et puis il y a l’œil du peintre, que souligne sans cesse l’auteur. Cet œil qui restitue le monde, ses couleurs, ses formes, avec une force peu commune. C’est bien la nature que Courbet donne à voir, mais comme transfigurée, rendue plus puissante encore, plus vraie, par sa patte et son regard. «  Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s’égarer peut-être, au risque surtout d’être ébloui, ravi, soulevé… » Autant qu’un roman, il y a là aussi un essai amoureux sur la peinture, sur une époque. Au moment où Courbet quitte Ornans, Rimbaud est sur les routes, expulsé de Belgique, note David Bosc. Et de rappeler aussi que Courbet, jadis, reçut chez lui à dormir un jeune poète nommé Baudelaire.
La Claire Fontaine, c’est celle où s’abreuve l’auteur, c’est Courbet lui-même bien sûr dans son corps, sa vie, son travail. Un être, une œuvre où s’abreuver à son tour, où se ressourcer, voilà ce que le livre indique à son lecteur.