Libération, 20 décembre 2007, par Éric Aeschimann

Révolution dissolution

La dissolution fut le destin du maoïsme français, et peut-être sa vérité, sa structure intime. Quand il dirige la Gauche prolétarienne (la GP), au tout début des années 70, Benny Lévy s’appelle encore Pierre Victor (PV). Ancien élève d’Althusser, il prépare la révolution, par les armes s’il le faut. Mais la sanglante prise en otage des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972 amène la GP à renoncer à toute action violente. Peu après éclate l’affaire Lip, et la GP découvre que les salariés de l’usine occupée n’ont pas eu besoin d’elle pour se mobiliser. Fin 1973, la GP décide sa dissolution, et Benny Lévy reprend son vrai nom. Trois ans plus tard, dans ses cahiers, il note : « Dissolution de la GP ; dissolution de P.V. ; dissolution de l’idée de révolution. » Et, en accolade : « Conversions ».

De Mao à Moïse

Pouvoir et Liberté était le titre d’un livre que Jean-Paul Sartre et Benny Lévy projetèrent d’écrire ensemble. Benny Lévy devient le secrétaire de Sartre en 1973, et les deux hommes s’engagent dans un dialogue qui donna naissance, en mars 1980, à un entretien fameux dans Le Nouvel Observateur, puis plus tard un livre : L’Espoir maintenant. C’était quelques mois avant la mort du philosophe, et l’entourage de Sartre y vit la tentative d’un ex-gauchiste passé de Mao à Moïse d’attirer le penseur de la liberté sur le terrain glissant du religieux. Un Sartre manipulé, un faux Sartre en somme, thèse que seule l’éventuelle publication des enregistrements de ce dialogue – qui devra être soumise à l’autorisation d’Arlette Elkaïm, la fille de Jean-Paul Sartre – permettra un jour d’invalider ou d’entériner. En attendant, sous le même titre de Pouvoir et liberté, les éditions Verdier publient les notes prises par Benny Lévy entre 1975 et 1980 à propos de ces entretiens. Si, d’un point de vue purement sartrien, le document reste soumis à caution, il présente un intérêt exceptionnel pour qui cherche à comprendre la figure si déroutante de Lévy et, à travers lui, ce maoïsme français dont le tonitruant sabordage continue de peser sur la pensée politique française.
Car ces cahiers permettent de suivre pas à pas, presque jour par jour, le mouvement d’esprit qui a conduit une frange de la génération 68 à enterrer l’idée même de révolution. Ainsi, le 9 décembre 1977, Lévy écrit : « Sortir de la culture toupolitique, de l’illusion du meilleur-des-mondes-politiques, de l’illusion devenant Terreur, de la fraternité-terreur. » La forme des notes, parfois lapidaires, pourrait rebuter ; en réalité, elles dévoilent l’intensité de la pulsion qui entraîne Benny Lévy à défaire une à une toutes les figures du dispositif révolutionnaire. Par exemple, le problème de la fin de la révolution, sa « glaciation » : « Comment éviter que l’imaginaire se prenne pour du réel ? (que la libération se convertisse en totalitarisme.) » Ou encore la notion de chef, avec plusieurs commentaires sur Napoléon, « comme Grand Sujet, comme centre d’empire », « le Chef, le Salaud », auquel s’oppose « le petit sujet », l’acteur de base de l’insurrection avant que celle-ci ne se fige en révolution bureaucratisée, « glacée ».
« Rêve d’ordre ». Un autre jour, il note : « Critique de la notion de Révolte. Analyser son usage à partir de 68. [Le mot révolte] a bouché le trou, l’énigme de l’événement 68. […] On a senti le malaise dans la GP. » Deux mois plus tard : « Rattacher le fantasme de clôture de la révolution à partir de 89 à l’idée de millénium. Ce problème est l’exact dépôt laïque de l’idée millénariste ; où la politique-absolu devient nécessairement rêve d’ordre (stabilité, fin de la révolution). » Pour Lévy, le politique comme source de dérèglement ne serait que l’ultime effet de l’idée chrétienne que « le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde », cette « fausse solution » qui, en ouvrant un horizon impossible, aurait été la matrice du rationalisme politique, donc du totalitarisme… Lecteur de Levinas, il affirme, lui, que l’Autre ne se réduit pas au social et que seul un « faire prophétique », modelé sur le messianisme juif, peut faire pièce au politique (au fil des pages, la question de la judéité occupe une place grandissante).
On l’aura compris, ces cahiers donnent à voir les prémisses de l’antipolitisme fortement teinté d’antimarxisme qui, sous des formes variées, domine aujourd’hui une partie du monde intellectuel français. Mais les contradictions que pointe Lévy dans le « tout-politique », dont Mai 68 fut le dernier avatar, restent d’actualité, telle la difficile articulation de la société qui se veut totale – autrement dit, l’universel – et de l’individu révolutionnaire napoléonien qui proclame : « [Je] suis le centre du monde. » Si la gauche française veut penser une « après-dissolution », il lui faudra bien, un jour ou l’autre, se coltiner cette traversée des impasses de 68. Alors seulement la « sortie de l’Histoire » pourra être ramenée à sa juste mesure : une fausse sortie.