L’Unità, 27 juin 2013, par Chiara Valerio (traduit de l’italien)

« Car ce qui importe, ce n’est pas qu’il arrive quelque chose, mais qu’il arrive quelque chose de différent. » Par-dessus le toit de Françoise Asso est un roman qui parle d’une voix, laquelle raconte pourquoi on ne devrait jamais vivre seul et donc pourquoi il est préférable d’aimer quelqu’un. La voix qui parle ne raconte pas sa vie, elle ne se raconte pas elle-même et ne raconte pas non plus une histoire. La voix qui parle est celle de quelqu’un d’intransigeant, parce qu’il a une idée précise sur toutes les choses du monde, en particulier sur la raison pour laquelle, en prison, il faudrait avoir un très grand nombre de chaussures et certainement aussi tous les mots possibles, même si, en prison, comme dans la vie, en partant des mots on n’arrive vraiment à rien ; ou encore sur la raison pour laquelle à l’hôpital il est important de demander à changer de chambre, et aussi sur le fait qu’il n’y a vraiment rien d’absurde à traiter les désirs comme si c’étaient des trains.

Qui parle est un spécialiste du temps. Il sait tout : des instants, des après-midi qui ne passent jamais ; il sait comment accélérer et comment arrêter le temps, il sait surtout qu’à partir d’un certain moment la vie n’est rien d’autre que du temps, et même que « le temps, tout à coup, s’est substitué à la vie ». Ses sujets de conversation préférés – car il est seul, mais il dialogue – sont l’hôpital et la prison : il en parle souvent, rapidement « car il n’y a personne pour écouter », il y revient sans cesse ; le sujet dont il déclare ne rien savoir, « rien, absolument rien », c’est l’amour : « […] pourquoi auraient-ils une idée quelconque de ou sur la prison ? Mais l’amour, aaah l’amour, ils ont des choses à dire sur l’amour : et que justement, et que peut-être, et que en effet, et cependant. Ici, on n’a rien à dire sur l’amour. » Tandis que Par-dessus le toit est un livre qui, en fait, raconte pourquoi tous, plus ou moins consciemment, nous sommes inaptes à l’amour, pourquoi tous, plus ou moins consciemment,  nous sommes attachés, comme un enfant à son jeu préféré, à une idée de nous qui ne reflète pas l’autre. « C’est une des raisons pour lesquelles vivre seul rend fou : parce qu’on tourne en rond, écartelé entre soi et soi. Et qu’on n’en sort pas, malgré tous ses efforts. » Par une écriture serrée dans laquelle les adverbes et les refrains – qui coïncident parfois – courent les uns après les autres, où les mots s’enchaînent comme dans des rébus (« ce n’est pas un axiome mais tout de même un postulat, un petit postulat, un postulet, une pustule, une petite pustule de rien du tout »), en même temps que par des préceptes, des règles, des obsessions toutes linguistiques et toutes particulières, énumérables, parcourables, Françoise Asso poursuit l’urgence – de tous ceux, nombreux, qui ont échangé les choses pour les idées – de comprendre comment ne pas devenir fou, comment garder ce « sens des proportions » que, dans Mrs. Dalloway, Richard Bradshaw blâme Septimus Warren-Smith d’avoir perdu.

La réponse du protagoniste qui parle et discute et proteste et regarde, qui surtout regarde, semble être malgré tout « les autres ». Les autres nous sauvent de la folie, les autres, à leur manière boiteuse, défaillante ou excessive, sont le moyen difficile de ne pas perdre le sens des proportions. Les autres que nous aimons, ou que nous avons aimés, et qui parfois même nous aiment, ou nous ont aimé, sont, comme dans Près du cœur sauvage de Clarice Lispector, les murs qui nous permettent la perception de l’espace autour de nous, et des circonstances : l’espace sans limites, sans murs, c’est intolérable. Impossible de s’évader de l’espace sans murs, de sortir de soi, de « l’affaiblissement qu’entraîne le simple fait de dire « je » ». Et le protagoniste essaie, il raconte, il prend un mot et il le poursuit jusqu’à s’épuiser lui-même et en épuiser le sens, jusqu’à presque le transformer en une histoire, telle une Shéhérazade qui, racontant devant un miroir, serait son propre sultan. Mais pour cette tentative inlassable, vive, intelligente et amusée, le protagoniste est poignant, comme sa voix est poignante, qui diffuse en même temps une tendresse et une drôlerie grâce auxquelles les imperfections émotives de celui qui lit deviennent supportables parce qu’elles ne pourront jamais atteindre à cette intransigeance qui n’est que malédiction. « Bizarrement, le mur nous excite davantage. D’abord parce qu’on peut le regarder, un peu comme on regarde le ciel ; et même il n’est pas rare que, regardant le ciel, on voie le mur, ce qui pourrait bien indiquer que le mur est plus grand que le ciel puisque, en se concentrant sur le mur, généralement, on ne voit pas le ciel. » Par-dessus le toit est un livre de pure solitude qui, en même temps, s’en amuse.

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