Page des libraires, novembre 2003, par Olivier Carrérot

Philosophie et judaïsme

Le conflit israélo-palestinien s’enkyste chaque jour davantage, les actes antisémites se multiplient… Le pessimisme ambiant s’accompagne d’une nuée d’essais, disponibles à tous les rayons de la librairie (actualité, géopolitique, histoire, psychanalyse, etc.). Il semble surtout raviver, chez quelques intellectuels héritiers de la haute pensée juive, le questionnement sur la judéité.

L’identité juive est en question. Comme toujours… Plus que jamais ?
Un bref tour d’horizon éditorial suffirait à convaincre de cette actualité. À ne plus savoir où donner de l’esprit : en cette rentrée, nous avons recensé une trentaine de livres traitant peu ou prou de la question ! Des témoignages vécus cohabitent avec des études historiques. Des pamphlets se répondent, en miroir : pour certains (Finkielkraut, Taguieff), on assiste aujourd’hui à une variante modernisée de l’antisémitisme, sous l’alibi d’un antisionisme de gauche. Pour d’autres (Balibar, Brauman et alii), l’épouvantail de la judéophobie serait agité pour bâillonner les critiques de la politique de Sharon. Et il ne faudrait pas négliger les ancrages inconscients : Daniel Sibony « psychanalyse » le conflit au Proche-Orient, invitant juifs et palestiniens à sonder leurs failles respectives, leur lien troublé à la terre « possédée », au Livre, au Manque, etc.
Tous ces livres ont leur raison d’être, leur vertu, leurs limites.
Nous choisirons de privilégier ici des essais de philosophes. Denses, parfois ardus, ils ont le mérite, dans l’atmosphère étouffante de cette guerre et des polémiques subséquentes, de porter la judéité jusque dans la pensée même. Variations, donc, sur quelques questions juives.
Ouvrez par exemple Regards sur la condition juive (Puf). Juif séfarade, Gilles Zenou avait dû s’exiler de son Maroc natal et poursuivre ses études à Paris. Pensée fauchée dans la fleur de l’âge : il est mort en 1989, à 31 ans, dans un accident de la circulation. Son livre, profond et limpide, a aussi une beauté testamentaire… Véritable mémorial des mille façons d’être juif, il s’abstient d’abord de tout tri hâtif entre « bons » et « mauvais » juifs : Zenou salue, certes, les « prophètes ou mendiants qui sont morts pour que le judaïsme vive et habite d’autres consciences » ; mais il évoque aussi les « juifs tragiques » qui n’ont pu se réaliser comme juifs, qui s’en voulaient de l’être. Surtout, il veut rappeler aux juifs les tentations intérieures qui les guettent. Car la judéité se conquiert de haute lutte : « Pour parodier une phrase célèbre, on ne naît pas juif, on le devient. » A fortiori dans un monde qui rejette les juifs, ou les comprend mal. À la manière de Hegel, l’auteur décrit alors – à travers les figures de Job, Kafka, Benjamin Fondane ou même Charlot ! – les étapes spirituelles que doit traverser tout juif : « Être juif, c’est se faire juif, naître contre les idoles, se créer contre les règnes qui pétrifient la vie et veulent figer l’histoire. » Pour Zenou, la question juive est donc toujours relancée, car philosophique : le sionisme politique est, certes, « une tentative légitime et raisonnable de régler la situation historique du juif de la Diaspora, mais il ne peut fournir une réponse définitive à la question métaphysique que pose l’être juif au monde. »
Pour Benny Lévy (Être juif, Verdier), il ne saurait y avoir de question juive : il y a juste, de génération en génération, « une réponse juive à une question universelle ». Et cette réponse, tout sauf abstraite, ferait corps avec le fait même d’être juif, de continuer à l’être, malgré les persécutions des nations – ou plutôt en retournant, comme un gant, cette malédiction historique en « exultation juive ». Tout serait dans ce retournement, qui implique aussi une « Pensée du Retour »: chaque juif est voué à retourner sans cesse au Sinaï, d’où pourtant il ne peut jamais s’absenter, étant irrévocablement rivé à son judaïsme. Éternel retour à l’Éternel, au Dieu immobile auprès duquel se tient « le juif immobile » – quels que soient les aléas de l’histoire… Au passage, l’auteur tance l’athéisme des « juifs du siècle », juifs déjudaïsés, et, plus largement, pointe les impasses de toute a-théologie de « la mort de Dieu » – ce Dieu qui aurait, dit-on, fait silence à Auschwitz. Il riposte par une intense méditation, inspirée des Rabbi, sur la « souffrance inutile » et le caractère faussement absolu du mal. Surtout, l’auteur creuse la différence entre philosophie et Torah, qui sont deux voies opposées : d’un côté, l’art d’instruire les questions; de l’autre, la science de tenir les réponses, et de s’y tenir, dans la fidélité à soi et à la « foi de nos pères ». S’il débat ici, mot à mot, pied à pied, avec Lévinas, c’est sur ce terrain-là : autant Benny Lévy dit sa dette au Lévinas lituanien, maître talmudique à sa façon; autant il juge sans issue sa tentative de retraduire l’idiome juif dans la langue philosophique universelle. La fervente réponse de Benny Lévy au (faux) problème d’être juif tient donc dans l’affirmation sereine, décomplexée, du titre : être juif, voilà tout, et voilà le Tout. Tout simplement. « Simplicité juive »…
Regrettons de ne pouvoir que citer ici, faute de place, les deux intenses essais concomitants publiés chez Verdier : dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Jean-Claude Milner s’accorde avec François Regnault (Notre objet a) pour rappeler que ladite « question juive » ne s’est pas posée toujours ni partout : c’est en Occident, spécialement dans l’Europe moderne, que le nom juif a été problématisé. Or, à tout problème sa solution, plus ou moins « finale » … Laissons au lecteur le soin de découvrir les doctrines, souvent sulfureuses, qu’en tirent nos deux auteurs, armés de quelques notions lacaniennes (écriture du fantasme ; théorie des touts limités).
Mais c’est à Pierre Bouretz (Témoins du futur, Seuil) qu’on doit peut-être l’essai le plus impressionnant de la rentrée. Gageons que cette méditation au long cours (1250 pages !) fera date. Il y rend la parole à neuf philosophes de première grandeur, tous juifs, tous de culture allemande, qui osèrent relever le défi de l’espérance dans un XXe siècle pourtant apocalyptique et fossoyeur de l’idée d’avenir. Chacun selon son style, parfois opposés entre eux, Cohen, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Buber, Bloch, Strauss, Jonas, ou Lévinas n’ont pas capitulé devant le monde qui va, et ont tenté de sauvegarder « l’idée d’un horizon plus lointain que l’histoire ». Cette attente d’un autre monde ou d’un outre-monde, elle porte un nom juif : messianisme. Est-ce un hasard si ces « témoins du futur » ont tous dû ferrailler contre leurs pères qui, par désir d’assimilation, refoulaient leur tradition juive ? Ces penseurs « messianiques » ont œuvré en tout cas à rouvrir les questions que ce monde borné referme, parfois pour le pire. Bouretz nous fait alors entrevoir que, si les juifs posent souvent question aux yeux du monde, ils savent aussi poser des questions à la place du monde, quand le monde tend toujours à se clore sur lui-même, à s’idolâtrer, à se donner pour seule solution possible…
« Osez vivre les questions ! », conseillait Rainer Maria Rilke dans sa Lettre à un jeune poète. Convenons que les juifs n’ont guère eu le luxe de refuser cette audace, eux dont la vie est toujours, en effet, remise en question – à tous les sens du terme. D’autant que deux faits s’imposent, en résumé, ou plutôt en marge, des essais ici évoqués : 1) tout vieux qu’il soit (vieux comme le monde), le peuple juif semble pourtant voué à l’éternel rajeunissement de soi, toujours né de la dernière pluie; 2) confessionnelle ou laïque, la pensée juive a une vocation poétique (les Israéliens étant, par contre, bien empêtrés dans la prose de l’histoire !). Jeunesse, poésie : le « jeune poète » de Rilke aurait pu être juif ?