La Revue du praticien, 30 mai 2006, par Jean-Yves Nau

La vérité sur celui qui prit en charge Antonin Artaud

C’est bien triste, mais c’est ainsi : les livres, les vrais, qui surprennent, émeuvent ou bouleversent (et que l’on conseille d’emblée à ceux que l’on aime) ne sont pas légion ; a fortiori lorsqu’ils traitent de médecine. C’est dire le prix qu’il faut accorder à cette petite merveille de 42 pages que viennent de publier les très précieuses éditions Verdier. L’auteur est psychiatre et vit à Lyon d’où il écrit sur l’un de ses confrères décédé en décembre 1990.

Qui, hors les passionnés des grands surréalistes, se souvient de Gaston Ferdière, ce psychiatre né à Saint-Étienne et que les hasards de la vie conduisirent à fréquenter et à prendre en charge Antonin Artaud ? La rencontre se fit entre février 1943 et mai 1946. Sur les conseils de Robert Desnos, qu’il avait côtoyé quelques années auparavant à Paris lorsqu’il pensait pouvoir faire œuvre poétique, Ferdière est chargé du cas Artaud. C’est ainsi qu’il l’accueille à l’hôpital de Rodez où il a été exilé, peut-être pour avoir pratiqué une lobotomie chez un de ses patients, mais plus sûrement pour avoir dénoncé les restrictions alimentaires dans les établissements psychiatriques et, en corollaire, fait du marché noir au profit des agonisants.

L’histoire officielle n’est pas tendre avec le docteur Gaston Ferdière. Elle a vite fait de lui la caricature du médecin s’acharnant à détruire le génie d’un poète, osant recourir aux électrochocs qui venaient d’être mis au point et que l’ « antipsychiatrie » allait bientôt dénoncer. Le scientiste borné face au génie poétique. Cette histoire officielle se refuse à considérer que Ferdière a sauvé Artaud en l’accueillant en Aveyron, zone libre où l’on pouvait, tant bien que mal, nourrir les malades. Elle omet également de rappeler qu’il est parvenu à remettre ce délirant à la table d’écriture avant qu’il ne reparte vers ses enfers, ses flacons de Chloral ou de Laudanum qui l’emportèrent une nuit de 1948 après le diagnostic de cancer du rectum porté par Henri Mondor.

Tout cela aurait pu donner matière à un gentil chapitre d’histoire de la médecine. Rien de tel ici. La vérité est que la plume d’Emmanuel Venet parlant de Ferdière donne naissance à un livre hors normes – opuscule rédigé tant dans un français ciselé que dans une tension extrême – sur les rapports hautement complexes que peuvent entretenir la pratique de la médecine et celle de l’écriture, de la poésie. Prenant conscience qu’il doit faire le deuil de ses ambitions de poète, le psychiatre Ferdière n’aura de cesse d’encourager la création artistique des aliénés pour tenter de les libérer de leurs chaînes. On ne lui pardonnera pas d’avoir échoué avec Artaud ; qui aurait pu réussir ?

« Quand un poète égaré en médecine cherche un second souffle dans la psychiatrie, il lui plaît de devenir un paria aux yeux de ses confrères sérieux – ceux qui enseignent la palpation du foie et la suture des vaisseaux, qui sauvent ou autopsient avec une égale dextérité et pontifient plus ou moins savamment sur les mystères contre lesquels bute leur art » écrit le docteur Venet. Et encore : « Il a vingt ans. Il veut croire qu’on peut impunément concilier médecine et littérature, nourrir sa langue du coudoiement avec la maladie et la mort comme le feindra Destouches, ou s’en arracher avec panache comme l’a fait Breton. Il ignore encore comment la notabilité écrase un tel orgueil […]. Sans doute commence-t-il à comprendre Ferdière que l’ornière est plus profonde qu’il y paraît ; et qu’ouvrir des crânes ou des ventres vous précipite régulièrement vers des veuves ou des désespérés à qui il faut annoncer la situation de la manière la plus littérale qui soit, en réservant ses pauvres fleurs de rhétorique pour les comptes rendus opératoires. »

On aimerait multiplier les citations pour inciter à la découverte d’une inoubliable petite musique au service, sinon des humbles, du moins de ceux qui, hasard ou fatalité, n’ont jamais accompli ce qu’ils pensaient être leur destin. Alors, cette dernière : « Coupable, Ferdière ? Oui, si c’est pécher que de laisser la langue intacte et de mourir sans œuvre, non pas recroquevillé sur son énigme mais s’offrant en pâture à tous ceux que la poésie brûle ou nourrit. Coupable d’être resté à hauteur d’homme malgré la tentation de se faire plus grand que soi et la volonté de se faire haïr. »