La Revue du praticien, 4 avril 2005, par Frank Nouchi

Notre mémoire médicale

En ces temps de réforme quelque peu hasardeuse de l’assurance-maladie, voilà un petit livre qui fait chaud au cœur, rappelant que la médecine ce n’est pas seulement des chiffres, des « changements de comportements », des « parcours de soins » mais, d’abord et avant tout, un rapport à la pratique de cet art, à la maladie et à ses thérapeutiques qui cristallise l’imaginaire de chacun d’entre nous. Sous le joli titre de Précis de médecine imaginaire, Emmanuel Venet, un psychiatre lyonnais, a eu l’heureuse idée de convoquer ses souvenirs pour nous entraîner au cœur de « sa » mémoire médicale. Il avait été à bonne école : « Ma mère, écrit-il au début de son livre, aimait beaucoup bavarder avec celle de mon ami Bonnardier, malgré leurs quinze ans d’écart. Toutes deux partageaient une même passion pour les maladies mortelles. Quand elles se rencontraient au marché de Monplaisir, elles n’en finissaient pas de se raconter leurs martyres respectifs et se livraient à un âpre concours de symptômes. » Vous n’apprendrez pas grand-chose en lisant ce livre, mais vous y prendrez le même plaisir qu’à la lecture du Petit Nicolas. Une sorte de « Je me souviens » enfantin, écrit par un médecin soucieux de conserver à son art la part de poésie qui lui est indispensable. Ainsi, ce portrait du docteur Worms, « pédiatre de grand renom dans la famille », que l’on consultait dans les situations importantes. « Courtois mais péremptoire, le docteur Worms conseillait de traiter la chose par le mépris et nous remportions cette formule dans l’escalier de pierre que défendait, au rez-de-chaussée, une immense porte ornée d’une réclame pour le système Groom. » Jolie phrase, aussitôt suivie de celle-ci : « En fait, nous avions une tendance naturelle à mépriser les symptômes. Certes, notre mère aimait prendre des médicaments sans conséquences et nous abreuver de fortifiants, mais il s’agissait de rites plus que de soins. Et si elle interrogeait le docteur Worms, c’était pour s’entendre confirmer la justesse de ses intuitions, sans que ça remette en cause sa philosophie des prescriptions domestiques. »

Fort bien écrit, ce petit livre réveille notre propre mémoire médicale : « Régulièrement revenait, à l’école, le supplice de la cuti ou du vaccin […] Nous passions par ordre alphabétique, j’avais le temps d’avoir peur. Pour me préparer à l’épreuve, je questionnais ceux qui en revenaient et la diversité de leurs réponses exaspérait mon anxiété. » Ou encore, ce magnifique chapitre intitulé « Médicament », véritable petit morceau de pure littérature. « À la maison, écrit Venet, on prenait des comprimés sur prescription médicale, et des cachets quand notre mère jugeait le symptôme à sa portée. » Les comprimés, qui « inspiraient le respect que l’on doit à la science », étaient avalés tout ronds en observant scrupuleusement les horaires ; les cachets, en général d’Aspirine du Rhône, « toléraient d’être dissous dans un peu d’eau sucrée et pris au petit bonheur ». « Dans ce mitan des années soixante, ajoute Venet, le mot pilule changeait de sens et nourrissait les polémiques. Un monde s’effondrait, mais de cet effondrement ne nous parvenait que la rumeur, et nous ne l’écoutions pas. »

« J’ai très mal vécu l’arrivée des ampoules autocassables » écrit Venet, tout à ses souvenirs des petites scies en acier que l’on utilisait pour limer les deux pointes de verre. Souvent drôle, ce Précis de médecine imaginaire n’est en aucune manière une tentative de glorification posthume d’un quelconque âge d’or médical. Il rappelle simplement à quel point nous entretenons avec la médecine un rapport profond, essentiel, qui dépasse, et de loin, une réalité objective, chiffrable.