L’Arche, octobre 2013, par Isy Morgenstern

Benny Lévy et Léo Lévy, destins juifs

Benny Lévy disparaissait il y a 10 ans. En hommage, sa femme, Léo Lévy, publie un livre biographique, À la vie aux éditions Verdier. Lequel livre la relation d’un parcours – celui de Benny Lévy, à travers la voix de sa femme Léo.

Un livre juste, pour qui veut approcher cette figure peu ordinaire (« le roi secret de l’époque », disait Bernard-Henri Lévy). Et le rôle que joua celle qui fut sa compagne « nécessaire » dès les premiers moments.

« Je pense ne m’être jamais arrêté à Drancy. Étant né juif dans un pays séfarade, ce nom aurait pu rester pour moi celui d’une banlieue mais, ayant épousé une femme polonaise, le nom de Drancy a pris un tout autre sens. Chaque année, je fais le Kaddish, la prière pour les morts, or ma femme ne connaissait pas la date de la disparition de son père déporté, il a fallu la trouver. Un décisionnaire a proposé de retenir la dernière date connue, c’est-à-dire à Drancy, précisément. Que dire à Drancy ? Dire le plus simple, et avec Lévinas. Lévinas, non seulement parce qu’il a été mon maître, mais parce que sa pensée fut celle d’un survivant entre l’hitlérisme incessamment pressenti et l’hitlérisme se refusant à tout oubli. J’ai choisi de dire le plus simplement ce qui s’entend dans cette phrase terrible qu’eût Lévinas, alors qu’il s’entretenait avec son premier biographe : « Et encore aujourd’hui, je me dis qu’Auschwitz a été commis par la civilisation de l’idéalisme transcendantal »1.

Léo Lévy (de son nom de jeune fille Aronowicz, ce qui a ici son importance) est née en janvier 1943 à Paris de parents juifs polonais émigrés en France en 1928. Son père et deux de ses sœurs périront dans les camps. Sa mère, prise dans la rafle du Vel d’Hiv, échappera à la déportation parce qu’elle est enceinte de Léo Lévy. 20 ans plus tard, en 1964, étudiante en lettres classiques à la Sorbonne, elle rencontre Benny Lévy qui prépare, lui, l’École Normale. Elle deviendra sa femme et la mère de ses 5 enfants.

Benny Lévy, lui, est né en 1945 en Égypte. Un pays qu’il lui faudra quitter, comme tous les juifs égyptiens, en 1957 après que les forces françaises et anglaises appuyées par l’armée israélienne occuperont Port Saïd pour s’opposer à la nationalisation du canal de Suez.

C’est cette union entre deux destins juifs, communs dans l’exception, celui ashkénaze de la Mort et de la Survie et celui sépharade de l’Exil et de la quête d’un Lieu, qui apportera à leur couple une puissance surmontant les bruits du Monde.

Le livre de Léo Lévy est celui d’une femme amoureuse. Il relate le regard qu’elle porte sur leurs vies militantes – elle sera elle-même « établie » en usine – et son existence aux côtés de l’homme de sa vie. Un long itinéraire où les rigueurs de la pensée et les gestes de la vie quotidienne cherchent à s’ajuster au plus près, dans « un généreux amour de la vie »2. Lors des errements de 1968, puis des années dites révolutionnaires de 1968 à 1973, des années passées aux côtés de Jean-Paul Sartre de 1973 à 1980, puis dans deux yéshivot à Strasbourg et enfin dans un quartier orthodoxe de Jérusalem, en 1984.

Les récits de leurs insertions au cœur de la Grande Histoire et ceux quotidiens de l’intimité du couple sont tout au long du livre marqués du ton de l’ironie clémente. Celle qu’on peut, que l’on doit sans doute, porter sur les égarements inutiles mais inévitables qui furent ceux de juifs de l’après-guerre qui tentaient de prendre place dans la Modernité. Et celle aimante d’une femme sur un couple apprenant à vivre de concert un projet mondial et une vie commune.

Les enjeux d’un parcours

Le livre, longuement mûri et différé, avoue deux objectifs : rétablir les faits pour dire – enfin ? – la vérité (il porte en exergue une citation de Platon : « Je parlerai tant bien que mal, comme les expressions viendront à moi. Tout ce que j’ai à dire est juste, voilà de quoi je suis sûr » (Apologie de Socrate). Et donner à comprendre la sortie difficile du Tout Politique, de l’inauthenticité. « J’étais alors un être faux » dira Benny Lévy dans une interview de Thierry Ardisson où il évoque les années de la Gauche prolétarienne. Ce deuxième objectif est le moins développé. Mais peut-être était-il impossible à atteindre pleinement dans un livre qui s’adresse à tous.

Lorsqu’il m’a été proposé de faire un film pour Arte retraçant aussi bien l’histoire de la Gauche Prolétarienne que la sienne, Benny était encore de ce monde (au début 2003). Il est décédé peu après et je me suis interrogé, informant Léo Lévy sur l’intérêt de faire un tel film. Comment rapporter des paroles, des archives, des témoignages, sur une histoire juive largement illisible pour un public de télévision ? J’ai pris la décision de laisser les témoignages (nombreux), les faits (l’histoire d’une époque) et le commentaire mettre en lumière ce qui apparaît progressivement comme une existence double, publique et de « contrebande », longtemps inavouable. Jusqu’à ce que ce qui reste souterrain et allusif, n’émerge et finisse par exprimer son propos. Laisser voir au fil du temps la pesanteur d’une « Loi du Retour » dont Auschwitz a été un des moteurs caché3.

Abraham et Sarah

Léo Lévy est plus directe, même si elle a conservé dans son livre le cours chronologique et l’évidence qu’apporte la juxtaposition des faits. Pour qui s’intéresse à Benny Lévy et souhaite échapper aux récits laudatifs ou haineux qui sont souvent la règle le concernant, son livre est donc indispensable. On y perçoit plus qu’ailleurs, de l’intérieur, les impasses et les solutions et en définitive les enjeux véritables du parcours de Benny. Et les acteurs qui en furent, outre Sartre, les figures d’un moment, Olivier Rolin, Michel Le Bris, ou plus essentiels, Jean Zaklad et le rabbin Shapira, ou Bernard Henri Lévy et Finkielkraut lors de la création en 2001 à Jérusalem, de l’Institut d’Études Lévinassiennes, et enfin Jean-Claude Milner.

L’exercice auquel se livre Léo Lévy est délicat. Comment éviter de laisser deviner un couple dont l’homme fut la figure publique (manipulant l’Histoire, dialoguant avec la Révolution, Althusser, Sartre ou Levinas) et la femme (diplômée de grec ancien) devenue par la force des choses le socle du quotidien (la maison, les enfants et une part discrète du judaïsme).

Léo Lévy, lucide, en donne la clé en terminant son récit par une phrase dont elle est sans doute l’auteur : « Abraham accroche le monde à son étoile Et Sarah bouche le gouffre, l’abîme. » Citation qui nous ramène au « censé biblique » (Levinas), et abandonne au statut d’erreur nécessaire ces années passées à être, selon Benny Lévy, le « singe savant de l’Occident ».

Lors des conversations qu’il eut avec Jean-Paul Sartre dans les années 1977-80, Benny Lévy prit conscience, disait-il, que le destin des juifs était lié au monothéisme. Dans les entretiens publiés en 1980 sous le titre L’Espoir maintenant4, et qui firent alors scandale, ils parlent du peuple juif comme d’un peuple métaphysique (allusion sans doute au peuple allemand désigné de la même manière par Heidegger et la philosophie). C’est à cette époque que Benny Lévy changea de peuple, et abandonna celui au service duquel il s’était mis dès les premières années de la Gauche Prolétarienne pour « revenir » vers le peuple juif. Et en conséquence, changea de textes, se tournant dans une tension urgente vers le judaïsme.

Cette radicalité, exprimée avec des mots qui doivent plus à l’évidence qu’à la véhémence, ne peut nous laisser indifférents. Car c’est bien de destins juifs de l’après-Shoah, dans la France des Lumières des années 2000 dont il a été question.

Benny Lévy disait alors qu’il avait renversé la phrase célèbre de Marx : « L’essentiel est sans doute moins de changer le monde que de venir au monde ». Une « venue au monde » qui fut un long chemin (« le temps d’exténuer les non-lieux ») parcouru de concert avec Léo Lévy et dont elle témoigne dans son livre, pas à pas.

1. Benny Lévy, « Le mot chien aboie-t-il », Drancy, dans Lire La Parole errante d’Armand Gatti.
2. Léo Lévy, À la vie, éditions Verdier.
3. Isy Morgensztern, Benny Lévy la révolution impossible. Projection et débat le 15 janvier à la médiathèque de l’Alliance Universelle.
4. Benny Lévy/Jean-Paul Sartre, L’Espoir maintenant, les entretiens de 1980, éditions Verdier