Le Matricule des anges, avril 2011, par Jérôme Goude

Chacun sa chimère

Sur l’estrade d’Au bout des comédies, Michel Jullien brosse le tableau kaléidoscopique d’une humanité chancelante.

En l’an 8 après J.-C., Auguste condamne Ovide à l’exil, loin des sept collines de Rome, sur les bords du Pont-Euxin, à Tomes. Cerné par les barbarismes d’un assortiment de peuplades mal dégrossies, l’auteur des Métamorphoses se claquemure dans sa langue latine pour écrire les Tristes et les Pontiques. Rien, pas même l’avènement impérial de Tibère, ne délivrera le poète de la solitude pathétique et pittoresque de cette « terre échue, piètre cité de basse Mésie ». « Au cachot de Tomes », texte inaugural d’Au bout des comédies, donne la mesure d’une série de portraits de personnes illustres et d’antihéros dont, à un moment précis, le destin trébuche. La haine raciale, la folie – des grandeurs, psychotique, militaire, douce ou froide –, la maladie, la vindicte populaire et l’esprit de compétition, se jouent des masques en révélant les traits d’une adversité tout ensemble extraordinaire et bouffonne. Après Compagnies tactiles, florilège de courts récits consacrés à l’apprentissage de la matière (cf. Lmda n°105), Michel Jullien frotte sa plume délicate aux lois imprescriptibles de la condition humaine.

Que ce soit en 1630, pendant la Première Guerre mondiale ou vers 484 avant J.-C., jamais Thanatos ne va sans Éros, l’Apollinien sans le Dionysiaque ou, selon les termes du philosophe irlandais Edmund Burke, le sublime sans la terreur. Au gré des dix-sept textes d’Au bout des comédies – textes qui, à l’exception de « Deux convives », sont réunis par paires –, Michel Jullien illustre avec maestria cet inconciliable rapport de forces. Mortellement blessé dans une tranchée du Soissonnais, de l’acier fiché dans la poitrine, un jeune ouvrier typographe de Laval pense aux trois cent mille plombs d’Hermiston, le juge-pendeur, roman inachevé de Robert Louis Stevenson. Au terme d’un repas au Battle Creeck Sanatorium, établissement dirigé par le nutritionniste et eugéniste puritain John Harvey Kellogg, un explorateur norvégien signe un autographe pour une Sarah Bernhardt amputée, en morse. De gourbis étroits en hospices, l’aquafortiste Charles Meyron grave ses visions de Paris, avant de sombrer dans un délire de persécution et mourir à l’asile de Charenton. Une cantatrice de renom, interprète inégalée du Chant de la terre de Mahler, succombe à un cancer à 41 ans. Parmi ces récits sombres et poignants, il en est un auquel nul ne peut être indifférent : « Sam Hose ». À l’instar de « Strange fruit », poème d’Abel Meeropol chanté par Billie Holiday, il met en scène le lynchage d’un noir américain. Alors qu’il doit se rendre chez Miss Corve pour sa leçon de grammaire, Wab, 12 ans, terré dans un fourré, est témoin de l’irréparable : des Blancs déchaînés scarifient Sam Hose, le Nègre de Coweta County, lui brisent les dents, l’émasculent, l’aspergent de gazole et le pendent à un arbre.

Si la vie s’apparente à un vaste songe susceptible de basculer dans la démesure macabre, elle flirte aussi parfois avec le ridicule. Entre humour et ironie, Michel Jullien donne corps à l’absurde. Outre la toquade ascensionnelle de Charles VIII et les trois cents coups de fouet que les bourreaux de Xerxès infligent à l’échine de la mer, Au bout des comédies s’intéresse à la passion saugrenue de Léon X. Avouons d’emblée qu’il est quasi impossible, à la lecture de « Parjure du cornac », de réprimer ses rires. En mars 1514, Hanno, un éléphant neurasthénique, fait son entrée au Saint-Siège. Baba devant les étrons de son pachyderme obèse et albinos, notre souverain pontife l’entoure de mille attentions : « En plus de la clochette, on l’affubla d’une étole grenat passée au cou sur laquelle furent piqués des fleurs, des tortillons et des bouffettes un peu partout. Ils enfilèrent des anneaux aux défenses. Une girandole torsadée à sa queue pendouillait entre ses fesses. »

Savant, mais jamais assommant, Michel Jullien excelle dans l’art du détail. Au moyen d’un bagage lexical choisi, il dépeint ses modèles sans les empâter. Ainsi, dans « L’autoportrait de Poussin au British Museum », texte qui n’est pas sans rappeler les qualités d’orfèvre de Pierre Michon et, plus précisément, Maîtres et Serviteurs : « En pleine gueule, sous le bonnichon, le rictus du vaincu domine la composition dans l’effondrement d’un soi intérieur. La bouche crispée prononce beaucoup de dégoût, comme un vomissement qui ne viendrait pas. L’encolure du nez, quant à elle, provoque des fronces concentriques sur tout le pourtour. Le modelage creuse des évasements, des synclinales, des cônes de déjection, des monticules, des bourrelets, des zones érodées. L’acrimonie, la grande grimace de Poussin, ses nippes n’ont certainement pas été inventées pour forcer le tableau. »