Le Monde des livres, 4 janvier 2013, par Éric Chevillard

Sous les fourches patibulaires

La geste d’un gratte-papier scrupuleux et cependant bon vivant, volontiers ripailleur et farceur.

Prenons Balzac. Ou plutôt, prenons un Balzac. Souvent, le récit s’ouvre sur un plan large, la ville, le quartier, la rue. On resserre sur la maison. On ne se gêne pas : on entre. On visite. On arrive dans un salon, un boudoir. L’écrivain a tissé sa toile. Zoom sur la mouche. Voici le personnage dont il va nous conter l’aventure. La méthode est sans doute un peu systématique, mais elle est efficace. Le cinéma s’en souviendra. Même les blockbusters américains commencent toujours par un survol de New York ou de Los Angeles en hélicoptère, lequel rétrécit ses cercles : gros plan sur la main du flic qui a juste le holster sous sa veste, c’est parti. Il faut bien introduire les protagonistes d’une manière ou d’une autre ; pourquoi en effet ne pas fondre sur eux ?
Or l’entrée en matière balzacienne, aussi éprouvée soit-elle, vient d’être enrichie d’une variation nouvelle que nous ne sommes pas près d’oublier. C’est peu dire qu’elle glace les os et que le sol se dérobe sous nos pieds : nous voici en effet transportés sur le gibet de Montfaucon, au nord-est de Paris, et nos yeux maintenant s’exorbitent comme nous visitons les fourches patibulaires sous la conduite de Michel Jullien, qui a choisi d’appeler la « Machine » ce parallélépipède pierreux édifié au 13e siècle, troué de niches et d’alcôves dans lesquelles meurent puis restent exposés aux regards, à la honte, aux corbeaux et aux intempéries tous les malfrats, malandrins, conjurés, seigneurs tombés en disgrâce, et « jusqu’aux cas d’animaux criminels, truies, mules, taureaux et sangliers farouches, jugés, condamnés, garrottés après verdict, « exécutés en habit d’homme », car aucun étranglé ne devait être nu ».
Le premier chapitre d’Esquisse d’un pendu est une montée aux enfers de Montfaucon aussi admirable qu’éprouvante. Au terme de celle-ci, en ce lundi 11 juin 1375, nous rencontrons le personnage principal du récit, Raoulet d’Orléans, alors qu’il entreprend à son tour l’escalade de la sinistre bâtisse. Serait-ce lui, le pendu du titre ? Ou quoi ? Que fait-il là ? Michel Jullien se propose justement de nous éclairer sur ce point, mais nous avons le temps. Raoulet d’Orléans fut un personnage historique avant d’être un héros de roman et, dans l’une et l’autre de ses vies, il « s’établit stationnaire rue Boutebrie, vers 1350 ». Ils sont onze alors, dans le Paris de Charles V, à exercer ce noble métier de « stationnaire », c’est-à-dire d’écrivain copiste, « métier d’induration voué au strabisme, aux torticolis du soir et à l’arthrose des années […]. Métier de tête basse, de pâtre d’alphabet […]. Le stationnaire reste boulonné à son lectrin, le cul assis – deux ans pour une Bible ».
C’est que la demande excède l’offre – oh le bon vieux temps ! Le roi le premier a soif de lectures. Raoulet, géant roux n’ayant de semblable en ce monde que le « plantigrade pyrénéen, mâle », s’impatiente secrètement de n’avoir presque que des Bibles à copier. Voilà, il est un peu las, tous les jours que Dieu fait, de « souquer dans les Évangiles », lorsque justement Charles V lui passe commande de deux codex profanes, les Chroniques de France, le grand roman des rois des origines jusqu’au règne actuel, et les Politiques d’Aristote, malencontreusement entrelardées des gloses prétentieuses et presque illisibles du chanoine Nicolas d’Oresme.
Raoulet l’écrivain – littéralement : celui qui écrit – ne pouvait trouver auteur mieux fondé à chanter sa geste de gratte-papier scrupuleux et cependant bon vivant, volontiers ripailleur et farceur, que Michel Jullien, dont le style tout pareillement est à la fois minutieux et haut en couleur. Un lexique d’enlumineur médiéval d’une grande richesse, mais qui ne paraît jamais clinquant, réellement tenu par la phrase, laquelle s’autorise aussi quelques anachronismes : Ikea, OPA, sudoku, jukebox, santiags, jet-set, bleu Klein, Rubik’s Cube… Rien de gratuit là non plus. Michel Jullien nous raconte la fin d’une époque, celle de ces œuvres manuscrites condamnées à court terme par le « pressoir à syllabes » de Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg, dont le nom compliqué semble lui-même avoir été « forgé par l’addition aléatoire d’une suite de caractères mobiles dont il tenait le secret ».
Or le temps de Gutenberg à son tour semble toucher à sa fin aujourd’hui. Et avec lui, celui du papier qui commençait tout juste alors à concurrencer les peaux apprêtées pour l’encre. Au reste, Raoulet se rit de cette « simili-vachette » : un « attrape-nigaud qui ferait son temps », prédit-il déjà. Et lorsqu’un ornemaniste malhonnête entreprend de copier en cachette à des fins de commerce et de lucre les Chroniques de France que le stationnaire lui a confiées, Michel Jullien n’hésite pas à parler de plagiat et de pages illégalement « téléchargées ». Eh oui, qui l’eût cru ? Notre époque entre en résonance avec le haut Moyen Age.
Le livre tel que nous le pratiquons est-il condamné ? Une page se tourne, sans doute, mais c’est ainsi que l’on use de l’objet, non ? Pourrait-il sérieusement pâtir de son propre principe ? Et que vient faire Raoulet sur le gibet de Montfaucon, en ce jour de juin 1375 ? Allez-y voir, frères humains qui après lui lisez, vous ne le regretterez pas.