Le Monde des livres, 5 décembre 2013, par Xavier Houssin

Un silence pesant

« À quoi penses-tu ? » Drôle de question. L’autre s’en voudrait presque autant de la réponse. « À rien… » Ça signe son constat de solitude. Le regard part au vague. Chacun, tout absent, sombre dans le gouffre des pauses infinies, des longues parenthèses. Et se retranche de cette vie à deux dont il ne sait plus bien maintenant à quoi elle correspond. Le temps passe, a passé, voilà tout. L’important ne se dit plus. Mais l’a-t-on dit jamais ?

Rien, le nouveau livre d’Emmanuel Venet, s’enfonce au cœur même de cet étouffant silence. Le narrateur de ce court roman, musicologue à l’université, rêvasse après l’amour, auprès d’Agnès sa compagne, dans une chambre de l’Hôtel Negresco, à Nice. Il a voulu cette escapade de luxe pour fêter leurs vingt ans de vie commune, érodée lentement. De leur pacte amoureux ne reste plus grand-chose. Ensemble, ils ont emmêlé un écheveau de brouilles et d’infidélités. Leur couple survit, à vouloir faire comme si, dans une habitude lasse d’être ensemble. « Depuis si longtemps que nous vivons sous le même toit, respirons le même air et fréquentons les mêmes proches, nous croyons connaître l’un de l’autre l’essentiel, ce fond qui se tapit dans nos goûts alimentaires et nos tics de dormeurs […] jusqu’à la sépulture que nous souhaitons donner à nos dépouilles. Mais pour autant, sous l’effet d’une lucidité trop aiguisée, nous ne cessons de nous redécouvrir comme deux étrangers cheminant de concert. »

Le choix du Negresco ne tient pas au rappel d’un moment fondateur, tendre ou exaltant de leur propre histoire. Ils n’ont aucun souvenir commun dans ce palace. Si lui a délibérément choisi l’endroit, c’est en fidélité à un autre compagnonnage. Plus ancien. Plus prenant. Il était encore étudiant lorsqu’il s’est intéressé, va donc savoir pourquoi, à la biographie de Jean-Germain Gaucher, un obscur compositeur du tournant des XIXe et XXe siècles. Il en a fait sa thèse. Il a écrit des livres, publié son Journal et sa Correspondance. Rien de l’existence de Jean-Germain Gaucher ne lui est étranger. Et surtout pas la nuit que ce dernier a passé en octobre 1924 au Negresco avec Marthe, soprano vieillissante, son amante d’autrefois, retrouvée après bien des années. Une ultime tentative de croire encore en l’amour passionné. De revivre aussi l’époque pleine de promesses où Marthe chantait le rôle-titre de son opérette Joséphine. Seul vrai succès d’une œuvre bâclée et disparate. Il avait pourtant du talent.

Un ratage de plus

La chambre n’est pas la même. Jean-Germain et Marthe occupaient la 13 au balcon ouvert sur la mer. Le chiffre redouté par des générations de clients superstitieux s’est trouvé banni des hôtels. La numérotation a changé. Le narrateur et Agnès ont échoué à la 214 dont les fenêtres donnent sur la cour. Un ratage de plus. Il y a loin du désir aux réalisations. Jean-Germain Gaucher en savait quelque chose. Il s’était imaginé l’égal de Debussy, mais le manque de confiance en soi et une paresseuse impatience de jeune homme doué l’avaient fait glisser sans retour dans la musique facile. Son génie créatif s’était accommodé d’un rôle de chef d’orchestre dans un claque de Pigalle, où il troussait à la commande des vaudevilles polissons. « Le pire, comme toujours, se tapit […] sous les oripeaux de l’ordinaire voire de la bonne fortune. » Il avait fini par épouser la fille du patron. Ses révoltes s’étaient tenues à quelques aventures. À de très nombreux verres. Certes il y avait eu cette embellie avec Marthe. Mais les retrouvailles tardives à Nice avaient tourné à la débandade. Marthe s’était enfuie. Moins d’un mois plus tard, à 45 ans, au bout d’une vie qui avait déjà tourné à l’aigre, ruiné, trop souvent saoul, Jean-Germain Gaucher mourait écrasé par la chute de son piano, un demi-queue Pleyel, dans la cage d’escalier. Il venait d’accepter de le vendre.

Presque un siècle après, un lien invisible unit les destinées. « Au bout du compte, il n’aura été fidèle qu’à sa désespérance. » Endossant la défroque du compositeur raté, notre narrateur musicologue découvre entre eux comme une fraternité. Celle de la création sacrifiée à l’ordinaire, des amours mensongers, des doutes à balayer pour faire semblant de vivre. Il s’en fallait d’un rien. Le livre est doux-amer. Désabusé et discret. Magnifique. Emmanuel Venet accroche en longues phrases les regrets indicibles, cette manière de ne pas se plaindre en regardant l’espoir sombrer. Le temps passe si vite. Rien que d’y penser…