Le Quotidien du médecin, 12 juin 2007, par Caroline Faesch

Un nouveau regard sur le psychiatre d’Artaud

Lors d’une conférence à Lyon, Emmanuel Venet, psychiatre au centre hospitalier Le Vinatier de Bron et écrivain, a présenté son dernier ouvrage Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. L’intitulé renvoie directement à l’hypothèse formulée par l’auteur : bien qu’elle soit déniée, la prise en charge d’Artaud aurait été l’œuvre majeure de Gaston Ferdière.

Autant préciser d’emblée que cet opuscule de 42 pages n’est pas un livre médical, mais une œuvre littéraire, ciselée par un orfèvre. Pourquoi s’intéresser à Gaston Ferdière, ce psychiatre dont on salue à demi‑mot l’engagement contre la famine dans les hôpitaux psychiatriques durant l’Occupation et qui reste affublé d’une image d’aliéniste inculte, voire « borderline » ? Attiré par la personnalité de ce confrère aux multiples facettes, Emmanuel Venet a creusé le sillon et découvert un homme sensible, cultivé, poète – un tantinet perdu pour la cause, mais poète quand même – resté étrangement muet sur l’épisode Artaud, presque occulté de ses mémoires publiés en 1978. Cette façon « d’écrire pour taire », selon les termes d’Emmanuel Venet, ne pouvait qu’interpeller le psychiatre et stimuler l’écrivain qui s’entrecroisent en lui.

Alors que l’idée première était d’écrire un article pour une revue spécialisée, le besoin de passer du scientifique au littéraire s’est imposé. Doué d’un style dense et jubilatoire, Emmanuel Venet réécrit donc la page que son confrère se serait appliqué à contourner. Il donne du sens à ce qu’il nomme « l’énigme d’une vie ratée » en décryptant « cette volupté de se faire haïr » que Ferdière semble avoir cultivée : « Quand un poète égaré en médecine cherche un second souffle dans la psychiatrie, il lui plaît de devenir un paria aux yeux de ses confrères sérieux », annonce l’auteur dès les premières pages.

Amour et désamour. Puis il porte la plume dans la plaie en évoquant cette nuit de 1935 que Ferdière passe en compagnie de l’écrivain et poète surréaliste René Crevel, en faisant preuve d’une totale surdité à la souffrance de son interlocuteur, qui se suicidera. La blessure a sans doute été profonde car « Ferdière n’a pu relire cette histoire qu’en se disant que Crevel s’était confié à lui en tant que psychiatre », explique Emmanuel Venet.

Ferdière sait avec constance provoquer ou s’attirer les foudres. Même lorsqu’il tente de lutter contre la famine en 1941 et fait preuve de courage en détournant des cartes destinées à l’achat de tabac pour procurer des pommes de terre à ses patients, il paie de sa personne. L’acmé de ce parcours tortueux, pour ne pas dire torturé, sera évidemment Artaud, hospitalisé à Rodez en 1943, à la demande de Robert Desnos. Ferdière l’aura non seulement sauvé d’une mort provoquée par la famine, mais extirpé d’une paraphrénie dans laquelle l’écrivain était séquestré. Revenu à l’écritoire, Artaud va notamment reprendre « les Tarahumaras » et traduire Lewis Carroll. S’il consacre Ferdière comme son sauveur, la suite sera moins idyllique. Sa famille et ses amis chercheront à lever l’hospitalisation d’office et Ferdière s’y opposera, en « jouant le psychiatre jusqu’à la caricature », écrit Emmanuel Venet, qui, néanmoins, lui donne « médicalement, humainement et littérairement » raison.

Antonin Artaud sort en 1946 et meurt deux ans plus tard. Bien qu’il ait été reproché au Dr Ferdière d’avoir failli assassiner Artaud à force d’électrochocs et de s’être accaparé certaines de ses œuvres au nom de l’art‑thérapie, les arguments pour sa défense ne manquent pas. In fine, Emmanuel Venet en vient à penser que Gaston Ferdière n’aura « guère péché que par manque de souffle poétique et de foi en lui-même ». Faire une œuvre et la mener à bien exige un certain sacrifice de soi, et du soi.