Libération, 9 mars 2006, par Jean-Baptiste Harang

Le psychiatre et son double

Écrire ou soigner, il faut choisir : Emmanuel Venet défend le médecin d’Artaud.

Gaston Ferdière et Emmanuel Venet ont au moins ceci en commun, d’être psychiatres, plus ou moins lyonnais, de s’intéresser à la littérature. Ferdière est le seul des deux à avoir soigné Antonin Artaud et Emmanuel Venet un des rares à ne pas trop le lui reprocher. Lorsque Artaud est mort, le 4 mars 1948, d’un cancer, « non pas recroquevillé sur son énigme mais assis au pied de son lit, un flacon de Chloral ou de Laudanum vide à portée de main, simplement parce qu’il ne voulait mourir ni en psychotique ni en cancéreux mais en soudard », le petit Emmanuel avait encore une bonne dizaine d’années à patienter avant de voir le jour, tandis qu’à l’autre, Ferdière, il restait quarante-deux ans à vivre. Ces vies se sont croisées comme elles ont pu, comme on joue à la main chaude, et Venet en tire l’autobiographie d’un autre, dans un livre modeste par la taille (35 pages de texte) et par l’enjeu puisqu’il s’agit de faire le portrait d’un perdant, sinon d’un raté, dont il comprend le parcours dans une ornière où il espère lui-même ne pas s’enliser.

Le grand-père Ferdière fabriquait des billards à Saint-Étienne, le père grattait du papier à la Caisse d’épargne, le petit-fils sera médecin : « C’est la fin des années vingt, il emporte avec lui ses baccalauréats, ses espoirs de notoriété et son cahier de poésie. Sa mère meurt peu après, atrocement, d’une tumeur au cerveau. Écrire, donc, et devenir neurologue pour entretenir l’illusion qu’on peut réparer ça. » On ne peut pas. À partir de là, il faudrait recopier tout le livre tant sa densité ne permet guère qu’on l’élague. Il faut pourtant se résigner à l’ablation de quelques phrases à disséquer sur la paillasse. Ferdière a vingt ans. « Il veut croire qu’on peut impunément concilier médecine et littérature, nourrir sa langue du coudoiement avec la maladie et la mort comme le feindra Destouches, ou s’en arracher avec panache comme l’a fait Breton », et, plus méchant, dans le même élan : « typiquement le genre de gars à qui on offre des stylos ».

Malgré la publication de trois recueils de poésie, il ne sera que psychiatre (« c’est-à-dire paria parmi les médecins ») et ses meilleurs rapports avec les écrivains furent de s’être noué d’amitié avec Crevel la veille de son suicide, et se faire piquer sa femme par Michaux. Avant, bien sûr, ce 11 février 1943 quand, recommandé par Desnos, Antonin Artaud est admis à l’hôpital psychiatrique de Rodez (sous le nom de sa mère, Nalpas) où Gaston Ferdière poursuit une carrière plutôt sur le déclin. « Alors recommence pour Ferdière l’ancienne fascination pour le cratère par où jaillit un monde de mots et de chair encore mêlés. » Ferdière fait de son mieux, du dessin à l’électrochoc, il remet le poète à l’écriture, lui fait traduire Lewis (« Humpty Dumpty sat on a wall » devient « Dodu Mafflu sur un mur installé »), mais Ferdière ne fait pas le poids : « Ce qu’il n’avait pas risqué dans son écriture, il le risquait maintenant dans sa danse avec un poète fou autour d’un volcan en furie. […] Il y aura un mort, ce sera Artaud ; et un perdant, ce sera Ferdière. »
Et Emmanuel Venet de conclure, comme s’il n’était pas lui-même par procuration dans son texte : « Coupable Ferdière ? Oui, si c’est pécher que de laisser la langue intacte et de mourir sans œuvre, non pas recroquevillé sur son énigme mais s’offrant en pâture à tous ceux que la poésie brûle ou nourrit. Coupable d’être resté à hauteur d’homme malgré la tentation de se faire plus grand que soi et la volupté de se faire haïr. »