Livres hebdo, 18 février 2011, par Fabienne Jacob

Abyssale adversité

Dans ces récits, Michel Jullien sonde les consciences de personnages saisis à un moment crucial de leur destin. Les partisans de Sainte-Beuve en seraient marris. « Né en 1962. De puis 1988, éditeur de livres d’art. » Voilà en tout et pour tout le menu fretin qu’on a pu pêcher dans l’épuisette biographique pour Michel Jullien. Demeure la consolation de l’œuvre et elle est réjouissante. Après avoir livré en 2009 un recueil de récits d’enfance intitulé Compagnies tactiles, éblouissante quête du toucher autour d’objets que Ponge n’aurait pas dédaignés : l’aimant, l’algue, la prise femelle… Avec son deuxième livre, Au bout des comédies, l’objet s’efface au profit d’êtres animés saisis à une période critique de leur vie. Ainsi Ovide qu’Auguste a envoyé en exil à Tomes, loin de sa chère Rome, sur les rives du Pont-Euxin, au milieu d’un pays de pierres « qui refuse le fruit ». Tomes est une « méchante bourgade cerclée de remblais, […] qui resserre une populace de peuplades mal pacifiées, inconciliables au contact, s’apostrophant dans des patois composites mêlés de décharges de rires ». Délicat mondain, l’auteur de L’Art d’aimer boira jusqu’à la lie le sens du mot « barbare ». Le « cercle carcéral » le plus redoutable est pour lui la langue, ou plutôt l’absence de langue. Un comble pour un homme de lettres ! Autre personnage qui se raccroche désespérément aux lettres, Simon Bérault, soldat sacrifié du Chemin des Dames, gisant le pied haché et la poitrine criblée parmi les galeries funèbres de la boucherie que fut la Première Guerre mondiale. Pour unique et ultime planche de salut, « des couplages, des combinaisons d’Elzévir […] des doubles plombs récalcitrants ». Le jeune soldat était ouvrier typographe à Laval. On est sidéré par l’érudition de l’auteur. Mais au milieu des énumérations savantes surgit soudain, trouée lumineuse de la phrase, une formule sèche, définitive. Ainsi qualifie-t-il le meublé où dépérit Meryon, ex-marin aquafortiste, de « première chambre immobile depuis qu’il a quitté la mer ». La langue est précise au point qu’elle en est parfois précieuse. Reste que la littérature est là, nichée au creux des phrases qui alternent, amplitude et brièveté, d’une justesse ultime. On salue la haute teneur romanesque de ces moments de vie juchés au-dessus des abysses de l’exil, du racisme ou de la maladie mentale et saisis sur la corde raide de l’humaine condition.