Payot hebdo, 29 août 2013, par Julien Burri

Amours désenchantées

Vous croyiez avoir touché le fond ? Dans Rien, d’Emmanuel Venet, le constat est encore plus grinçant, sans appel. L’amour n’amène pas de réconfort, même passager. Il est une « fiction » à laquelle il faut croire pour survivre. Tout le plaisir, toute la jouissance du lecteur, vient de cette « fiction », justement. De cette écriture au goût balzacien. Nous sommes à Nice, dans la chambre 13 du Negresco. Le narrateur a invité la femme qu’il aime pour célébrer le vingtième anniversaire de leur rencontre. Agnès porte une cigarette à ses lèvres et son amant ne sait pas à quoi elle pense. Tout à coup, le roman contemporain vire 1900, évoquant un autre couple, qui a lui aussi fréquenté l’hôtel. Le « compositeur de troisième ordre » Jean-Germain Gaucher était ici avec sa maîtresse, Marthe, en 1924. Marthe préfère se détourner de cet « éternel perdant ». Pourtant, Jean-Germain était promis, à ses débuts, à une brillante carrière. Tout commence dans le champagne et le froufrou des dentelles, lorsqu’il est chef d’orchestre au cabaret parisien La Pagode enchantée. Il épouse la fille du propriétaire. Marie-Louise. Ils croient qu’ils pourront réaliser leurs rêves et se donnent l’un à l’autre. Alors commence la lente décadence du cabaret devenu un peu maison close. La carrière de Jean-Germain suit le même chemin. On lui demande du grivois, et même si, à de rares occasions, il pourrait valoriser son art (lorsque Mistinguett reprend ses compositions, ou que son opéra Joséphine est monté), il ne trouve pas son public. Marie-Louise le prend en grippe et lui refuse la bagatelle.

Le récit de cette déchéance sociale est avant tout celle de la « dissymétrie des sentiments ». Que l’on soit au début du XXe siècle ou au début du XXIe, les amants se croient toujours, au départ, prédestinés l’un pour l’autre. Puis, inéluctablement, se creuse l’écart. Éros s’érode. Pour que l’illusion de façade soit maintenue, il faudra s’ignorer mutuellement. Pourtant la lecture de Rien ne désespère pas. Elle procure le plaisir, un brin sadique peut-être, mais surtout cathartique, de voir la mécanique du pire se mettre en branle. Une fatalité inéluctable (pour le coup à la Zola), la jubilation sournoise du fiasco. Sa beauté aussi. Comme la chute d’un demi-queue Pleyel dans un escalier (pauvre Jean-Germain).