Transfuge, avril 2011, par Damien Aubel

L’impuissance de l’art

Deuxième livre de Michel Jullien, Au bout des comédies, est un recueil de brèves biographies poétiques. Une réflexion sur les rapports entre l’art et la vie, aussi jubilatoire que tragique.

Oubliez les pavés indigestes : une biographie peut être un concentré de vie, resserrée sur quelques pages d’une écriture savoureusement baroque. Avec Au bout des comédies, son deuxième livre, Michel Jullien marche ainsi sur les traces du Marcel Schwob des Vies imaginaires et cisèle une série de portraits singuliers. Au bout des comédies épingle des anecdotes à la fois bouffonnes et tragiques. On croise Xerxès qui fit fouetter la mer en représailles pour une tempête intempestive, Siméon, « l’ermite fou de pénitence », ou encore ce Noir du Sud des États-Unis atrocement lynché à la fin du XIXe siècle, ou même Hanno, l’éléphant dépressif offert au pape Léon X. Toutes ces microbiographies, insolites et jubilatoires, sont traversées par une même interrogation sur les limites de l’art quand il se confronte à la vie.

Car l’art est tout simplement impuissant : sa grande ambition, la rivalité avec la vie, est une illusion. Lorsque Astylos, l’athlète vedette de la ville de Crotone au VI siècle avant J. C., trahit ses concitoyens, ceux-ci mutilent sa statue. Leur colère est inopérante : s’« ils brisèrent les deux pieds à hauteur de cheville », l’homme continue à courir et à collectionner les lauriers. Astylos n’a rien à voir avec sa statue : il y a un fossé infranchissable entre le modèle et l’effigie, la vie et l’art.

Plus grave encore : le second déprécie la première. Qu’il s’agisse du grand préhistorien français, l’abbé Breuil et de la chaste Miss Boyle, sa fidèle secrétaire ou du chef Bruno Walter et de la cantatrice Kathleen Ferrier, ces couples sont placés sous le signe de l’art. Mais leur dévouement exclusif aux peintures pariétales ou à la musique de Malher empêche que naisse entre eux l’histoire d’amour que tout semblait annoncer.

Au bout des comédies se lit comme un avertissement : vie et art sont incompatibles. Alors que reste-t-il aux artistes ? Il faut lire le dernier récit, « L’autoportrait de Poussin au British Museum », pour répondre : l’autoportrait en question est celui qu’a effectué le peintre vers 1630, rongé par une maladie vénérienne. Cette « radiographie à la sanguine » est d’une « vérité flagrante ». Le royaume de l’art, ce n’est pas la vie, mais son envers – la maladie, la mort.