Le Mensuel littéraire et poétique, mai 2009, par Richard Blin

Des multiples manières d’habiter les mondes

C’est à un drôle de voyage qu’il faut vous préparer en abordant, en compagnie de Christian Garcin, la piste mongole. À un long périple mêlant la quête à l’enquête, et prenant la forme d’un roman développant non pas une histoire mais des histoires qui, finalement, n’en forment peut-être qu’une. Un roman fuyant la linéarité, multipliant les lignes narratives et les points de vue, et postulant une réalité multiforme, un univers où le réel – ou ce que nous appelons tel – se dérobe souvent, se montre illusoire, obligeant à s’enfoncer dans des dédales plus ou moins chimériques, ce qui donne aussi à l’ensemble des allures d’aventure mentale à connotations métaphysiques.

S’inscrivant dans la lignée de Vol d’un pigeon voyageur (Folio) et de La Jubilation des hasards(Gallimard, 2005), La Piste mongole est celle que suit Rosario Traunberg, à la recherche de son ami Eugénio Tramonti – le protagoniste des deux premiers titres –, lui-même parti en quête d’un ami russe disparu. Avec comme seul indice un bout de papier sur lequel étaient inscrits trois noms, Rosario débarque donc en Mongolie, à Ulaan Baatar, sans se douter que pour retrouver Tramonti, il lui faudra traverser des états de réalité pas ordinaires et accepter de se laisser guider par quelques personnages hauts en couleurs et pour le moins singuliers. Comme un Chinois graphomane, qui a la faculté de maîtriser ses rêves et de les commander, persuadé qu’il est qu’ils modifient la réalité, manipulent nos émotions comme nos réactions et sont un pont vers le « monde-autre », celui des esprits auxquels les chamans accèdent par d’autres moyens – miroir, plumeau servant de fouet, os de chouette et de renard, manteau, tambour, tabac et chant…

L’usage des autres mondes

Et des chamans, Rosario va en rencontrer deux : l’un sous l’apparence d’une femme énorme, qui n’a de visions et de révélations que le ventre plein, qui s’absente beaucoup pour voyager dans d’autres mondes dont elle ne se souvient jamais, et qui finira par devenir reine « des-mondes-obscurs-et-des-lisières-ombrées », l’autre sous la forme d’un jeune garçon encore ignorant de sa vocation, mais dont les rêves interfèrent dans le déroulement de ceux du Chinois. C’est donc dans un univers aux frontières mouvantes que mène la piste mongole. Un monde qui contredit notre conception de la causalité, qui bouleverse les données du « réel » tel qu’on le perçoit communément. Car tous ceux qui vont mettre Rosario sur la bonne piste, sont des révélateurs de l’insoupçonné du monde. Des êtres capables de nous faire aborder ces contrées inconcrètes où des mondes se chevauchent, où chaque événement semble le produit de tous les autres, avec lesquels d’ailleurs, il va bientôt se combiner à son tour pour donner naissance au suivant. Monde où le temps et l’espace sont sujets à d’étranges variations, où le rêve et la réalité ne sont pas aussi distincts qu’on l’imagine, où l’on peut dire des choses qu’on ne savait pas avant de les avoir dites, où certains ne sont pas encore ce qu’ils sont, où d’autres se creusent un terrier ou se choisissent une grotte pour s’y abriter avant d’y mourir.

C’est à partir de cette part obscure du monde – là où tout est relié, où tout circule, où tout coexiste –, à partir aussi de la face cachée du langage telle qu’elle apparaît dans les rêves, et les visions, qu’écrit Christian Garcin. Pour lui « toute écriture est labyrinthique, et consiste à frôler l’innommable », à s’approcher de cet autre monde qui se laisse parfois fugitivement entrevoir et auquel il a déjà consacré de très belles pages. Pour ce faire, il est passé maître dans l’art de modifier l’angle habituel de vision, de choisir des perspectives inédites, de s’appuyer sur une pensée migrante et une forme de transculture aussi babélique qu’excentrique, c’est-à-dire à centres multiples. Maître aussi dans l’art de créer de véritables réseaux souterrains, des rhizomes narratifs qui finissent par dessiner un labyrinthe de correspondances et de signes, propres à rapprocher ces états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité.

Mondes qui se frôlent et perspectives perverties

Surréalité, aurait dit André Breton, où tout est en gigantesque interaction – le visible et l’invisible, le su et l’insu, l’envers et l’endroit, le dehors et le dedans, ce qui s’écrit et ce qui a déjà été écrit. D’où le sentiment d’avoir affaire, avec ce roman, à une sorte d’objet littéraire ressemblant à une bande de Moebius. Un univers singulier où la fonction narrative peut être déléguée à des hétéronymes, puisque l’autre est le même, et que l’auteur ne se sent pas propriétaire de son texte puisqu’il est tous ceux dont il raconte, a déjà raconté ou racontera l’histoire. Un univers donc, qui n’aurait ni intérieur ni extérieur, où l’invisible influerait sur le visible, où l’ubiquité, la simultanéité, les permutations et les substitutions sont la règle, et où règne l’intertextualité.

Car, chez Christian Garcin, livres, histoires et personnages sont au cœur de symétries jouant autour d’un centre inconnu, sont partie prenante d’un système d’assemblage relevant de la poupée-gigogne, d’imbrications vertigineuses et de mises en abyme qui font du texte un lieu où l’illusion devient volupté et où les différents mondes communiquent. Espace jubilatoire et révélant – il faudrait pouvoir écrire rêvélant – qui fait penser à la marqueterie borgésienne et aux histoires de métempsychose se doublant de longs voyages intérieurs.

Un livre qui tient du miroir magique et d’une conception du monde où la vie résulterait du remodelage permanent de forces contradictoires, où, par exemple, les morts et les non–encore-nés seraient comme les deux faces d’une même médaille. Un roman dont il aurait fallu souligner aussi la dimension ludique et l’humour, mais qui vaut avant tout pour la façon dont il célèbre l’inconnu et l’incommunicable propres à toute vie.