Le Magazine littéraire, mai 2002, par François Bon

« Je n’ai pas d’autre peau que la peau écrite »

Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée.

« Il m’est arrivé deux fois, avant Mécanique, de rencontrer la mort, et là, l’écriture est devenue une réponse personnelle, l’espace de nécessité, je n’avais pas d’autre recours pour tenir, je n’avais pas le choix de ne pas publier ce qui m’a traversé, ce qui m’a requis, ces formes dans l’ombre qui ne m’appartiennent pas personnellement. Mais ce qui tient de l’ombre et qui déborde, on l’expose.

Dans C’était toute une vie, il y a eu cette lettre comme injonction, et dans Prison, la mort de ce prisonnier, avec lequel j’avais été, et qui n’était plus: en forme de tombeau, écrire tout de suite. Avec Mécanique en quelque sorte je paye ma dette. C’est donc la troisième fois. Après le décès de mon père, un choc privé dans ma vie personnelle, j’ai noté dans un cahier, dans les semaines qui ont suivi, les images qui me venaient. J’ai retravaillé le bouquin pendant six ou huit mois, pour ne pas explorer l’autobiographie mais m’en tenir à ces notes, à l’exploration du choc, de cette surintensité: la couronne qu’on jette, et non pas le soi, car ces images appartiennent à l’espace collectif, rituel. Cette chose, qui à l’intérieur de moi tient du dehors, est mon espace de travail d’écriture.

Quatre avec le mort, pièce écrite après Mécanique, va plus loin dans l’autobiographie sans doute, car le théâtre autorise à dépasser certaines censures: en se servant du corps des autres, on crée un écart par rapport à ce soi qui permet de l’écrire, on peut prendre plus de risques par rapport aux figures. Au fur et à mesure, depuis vingt ans, l’exposition est moins gratuite et l’espace de risque plus palpable.

L’Enterrement, ce roman sur le suicide d’un jeune, est complètement recomposé, il fait croire que ce qui s’écrit est vrai. Si je suis dans ce livre, c’est peut-être dans l’exposition. Aujourd’hui je ne sais plus faire la distinction entre ce que je suis et mon espace littéraire. Cela ne s’obtient pas sur commande. J’ai toujours traversé cette cellule natale du père mécano et de la mère instit dans tout ce que je faisais. J’ai toujours eu cette fascination pour la littérature qui ouvre la réalité et comment, pour cela, je dois me traverser moi. C’est la phrase de Barthes: « on écrit toujours avec de soi ». Je n’écris pas sur quelqu’un, un lieu ou autre chose, j’écris avec. Je n’ai pas d’autre peau que la peau écrite et pour rejoindre mon corps de littérature il faut que je traverse mon arbitraire, une matière étroite qui m’est donnée d’avance, pour moi, la découverte successive de grandes villes à partir d’une bourgade: se déplacer dans sa traversée pour revenir dans le présent, en dehors de tout référent personnel. Mais en écrivant la biographie des Rolling Stones, j’approche l’autobiographie et l’écriture de soi, à me replonger dans les vieux électrophones et mes quatorze ans. Cinq ans de travail, et au milieu, Mécanique, comme une injonction, comme une validation de la littérature. Et il est vrai que pour moi, l’injonction s’est faite chaque fois devant les morts. »