Lire, février 2000, par Christine Ferniot

François Bon en direct avec le réel

Ancien soudeur, l’écrivain vit toujours au milieu de ses outils. Son bureau est dans le garage. Une façon de garder le contact avec la réalité qu’il décrit dans Paysage fer.

Déjà, au téléphone, il explique les faits, comme pour mettre en garde : « Vous êtes vraiment sûre de vouloir venir ? Vous allez être déçue : mon bureau, c’est le garage. Je me suis trouvé un coin entre les vélos des enfants et les outils. » Avec cet homme-là, on comprend vite qu’on sera toujours dans un univers double, où le manuel et l’intellectuel cohabitent bravement sans bousculade ni agacement. L’i-Mac trône en effet sur la table du garage, et contre la bibliothèque bricolée les vélos sont bien empilés. Mais c’est dans la cuisine qu’on discute le mieux, le pain et le fromage en guise de bon accueil, le vin de Touraine vivement proposé. Et en avant pour cette histoire en double avec la mère institutrice – fille d’instituteurs depuis la Révolution française – et le père natif d’Oléron et garagiste par conviction. « J’ai toujours connu ces deux univers, l’école et l’atelier. »

Quand François Bon cale en terminale sur les « automatismes », c’est vers la métallurgie qu’il se tourne naturellement. Soudeur dans une boîte d’intérim, il va découvrir le monde du travail. Dans ces années soixante-dix où les étudiants fument à Katmandou, il apprend son métier à Moscou, à Prague, en Inde. « C’est grâce à un ouvrier russe, un malin, que je me suis mis à lire. » C’est à Moscou aussi, tellement seul, tellement loin de toute culture française, qu’il achète ses premiers cahiers. « J’y notais mes rêves, mes souvenirs d’école. Pendant deux ans j’ai fait ce travail de réappropriation. » Les cahiers, François Bon les jeta tous un jour, au cours d’un de ses nombreux déménagements, regrettant aujourd’hui ces lambeaux de mémoire disparus. En Inde, le soudeur français découvre la misère des ouvriers indiens, travaillant pieds nus, sans protection, sans crainte de la mort non plus. « J’ai vite compris que là-bas, quand tu as besoin d’un tournevis, tu dois te le fabriquer. » Là, il commence à écrire pour « explorer », sans rêver vraiment d’en faire un livre, juste pour ne pas oublier le réel. Du jour au lendemain, François Bon le manuel laisse tout tomber, démissionne, rentre en France pour se lancer dans deux années de philo, lire Hegel, prendre des cours de violoncelle et raconter sur le papier « des trucs sur les usines ». On est déjà à la fin des années quatre-vingt et, pendant six mois, l’homme rédige ce qui deviendra Sortie d’usine. Cette force d’écriture, cette volonté de partir du réel pour construire une œuvre où les mots s’imposent, où la poésie a du sens, tout est déjà dans ce premier livre publié par Jérôme Lindon après réécriture. Aujourd’hui, François Bon ne publie plus chez Minuit mais chez Verdier, comme ses amis et admirations littéraires : Pierre Michon, Pierre Bergournioux ou Didier Daeninckx. Une sorte de famille, dit-il. Mais ses récits restent de la même trempe. Paysage fer qui vient de paraître reprend toujours cette expérience du présent, cette recherche entre la phrase écrite et le réel. Le réel, c’est comme le trajet dans le train. L’écrivain y regarde par la fenêtre, note ce qu’il voit, ce qui se passe, ce qui ne se passe pas, « comme une écriture en direct ». Le temps est là, palpable, les petites métamorphoses du paysage urbain, ce que l’on devine, ce que l’on ne retrouvera plus. Longtemps, le mot roman était inscrit sur ses livres, Jérôme Lindon y tenait. « Mais je ne fais pas de romans, pas plus que je n’en lis, je lis de la philo et de la poésie. » Quand il n’écrit pas, François Bon écrit encore. Des biographies, de Rabelais aux Rolling Stones, des livres témoignages aussi, comme La Douceur dans l’abîme (La Nuée bleue), recueil de vies et de paroles de sans-abri. « Une commande sur la mémoire qui passait essentiellement par le théâtre, à Nancy. » Et quand il ne retranscrit pas les mots des sans-abri, il collabore au centre dramatique de Nancy et anime des ateliers qui l’emmènent d’une banlieue à une autre, d’un univers à l’autre, d’une prison à une autre. « Je tiens à ce que cela reste périphérique non parce que je suis blasé, bien au contraire, mais pour conserver cette perception fine. » Ateliers d’écriture, voyages à l’étranger, séjours à la villa Médicis ou en Allemagne, François Bon aime bouger, entraînant sa femme et ses cinq enfants lorsque le séjour est plus long. « Curieusement, nous qui avions toujours la bougeotte, cela fait cinq ans que nous sommes à Tours, dans cette maison. » Une petite maison blanche au jardin glacé par l’hiver, où l’on voit pêle-mêle le violoncelle d’un des fils et les livres de la bibliothèque alignant Balzac et Proust au premier plan. À Tours, François Bon n’est pas trop loin de sa Vendée comme de Paris, et à deux pas de la Loire, un fleuve dont il a du mal à s’éloigner. Les heures ont filé bien vite, la gare de Saint-Pierre-des-Corps se profile et, dans le train du retour, on se prend à regarder autrement le Paysage fer et à ressasser les paroles de l’écrivain : cette histoire de livre qui est un rapport entre la phrase et le réel, une tension incroyable entre les deux. « Et quand enfin, je deviens secondaire, là je sais qu’il est en train de se passer quelque chose. Alors, simplement, J’obéis. »