Livres hebdo, 24 août 2001, par Jean-Maurice de Montremy

Mécano familial

Chez Verdier, François Bon publie de petits récits autobiographiques et familiaux. Après Temps machine, voici Mécanique, la geste d’une famille de garagistes, amoureux de la carrosserie, dans les années soixante. Un texte taillé dans la langue, dans la lignée d’un Claude Simon.

 L’enterrement (1992) de François Bon surprit ses lecteurs – jusqu’alors attachés aux solides romans « post-communistes » parus chez Minuit. Il y racontait les funérailles d’un ami dans une Vendée ouvrière et taiseuse, plat pays en bord d’une mer invisible. L’écriture s’accordait aux silences, aux objets rares et ingrats, aux gestes contraints, souvent inaboutis de gens dont le travail – à la main, à la machine – façonna l’endurance. On était là, c’est tout, sur l’unique voie du village-rue, droite et venteuse en plein décembre. La mairie d’un côté, l’église de l’autre. Aussi peu fréquentées l’une que l’autre. Le café est plus neutre, encore qu’il faille éviter de trop y parler. De toute façon, l’essentiel est tacitement transmis mais indéfini.

L’enterrement valut à François Bon de nombreux fidèles qui, depuis, retrouvent régulièrement chez Verdier ces récits taillés en plein langage. L’aïeul n’était-il pas ce fameux tailleur de pierre – célébré par Temps machine (1993) – qui revint de Paris pour lancer sa descendance dans la mécanique ? L’aventure du grand-père et du père Bon se fera donc dans la tôle et la soudure : retaper deux vieux camions pour en faire un, construire des grues mobiles pour l’assainissement des marais, bricoler les Dodge récupérés au surplus américain ; tenir aussi les pompes à essence de la maison-garage-atelier. Et tout le monde grandit dans le sillage des modèles Citroën. Car il existe une complicité entre l’invisible industriel et les bosseurs taciturnes de Saint-Michel-en-l’Herm : on aime les trouvailles, l’astuce élégante, l’invention pratique, le costaud malin.

C’est cette geste des années de croissance qui revit dans Mécanique : la mémoire des parents, puis les souvenirs de l’enfant devenu écrivain sont rythmés par les nouveaux modèles, bien avant la DS et l’ID (ne parlons pas de la 2 CV !). Il y a aussi des moments d’incrédulité somme toute admirative quand la marque se risque à l’étrange Ami 6 ou joue son va-tout dans ce fameux « moteur rotatif » dont l’insuccès accroît la nostalgie du clan Bon. Car Mécanique raconte aussi les conséquences toutes concrètes de ce qu’on appelle « changement de société ».

Il faut un jour quitter le centre pour les fameuses « entrées de ville », avec la suite de hangars, de grandes surfaces, etc. Et les objets se multiplient, moins rares, moins fascinants : inutile de bricoler une pièce, on rachète le kit complet, on jette l’ensemble défaillant et on remplace. Et voici que Peugeot, Renault ou Citroën fournissent même des éléments communs. Et voici qu’il existe bien d’autres sigles que Castrol ou Caltex.

La nostalgie règne également – « Lamento », préfère dire François Bon – parce que la mort, à nouveau, fixe le rendez-vous. Le père, inconscient, vit ses dernières heures dans la fine machinerie de l’hôpital. Et les fils Bon retrouvent les lieux où ils vécurent, avec parents et grands-parents. Un médecin s’est installé à la place du garage. Il y a partout des changements, même s’ils ne sont pas énormes : on a repeint, on a retapé.

Une série de mots guident donc le récit. Ils permettent de faire l’économie des transitions. François Bon note « Voix » quand une phrase bizarre ou magique revient à l’esprit (« Bolinder six cylindres en ligne »). « Maison » introduit des passages descriptifs, où les objets se confondent aux souvenirs. « Lamento » guide le récit de la mort, l’émotion retenue. « Photo » rappelle la passion du père pour cette autre espèce d’objets de précision, toute la gamme Kodak, et commente les documents retrouvés. Il y a aussi « Repères », « Émerveillement », ainsi de suite – sans queMécanique donne jamais l’impression d’un collage. Au contraire, toutes ces pièces, parfaitement agencées, suivent un mouvement homogène qui, par plusieurs points, s’inscrit dans la lignée d’un Claude Simon. C’est dire la réussite.

François Bon nous fait même cadeau d’un mot expressif, qui pourrait caractériser son style : la « descro ». Car le père prisait plus que tout la « géométrie descriptive », dite « descro », indispensable pour la projection et la visualisation de modèles. Expédié aux Arts et Métiers, le jeune François Bon – « vaincu par un cône traversé par un cylindre à l’oblique » – n’a pas su maîtriser l’exercice. Mais il remarque : « L’idée intérieure de la géométrie descriptive est ce qui m’a aidé le plus, depuis vingt ans, pour tenter d’avancer dans la logique complexe des formes qu’exige la composition d’un livre, qui ne doit pas résulter d’une projection mentale. »

Une descro, sinon rien. Ça peut faire un mot d’ordre.