Livres hebdo, 7 janvier 2000, par Jean-Maurice de Montremy

Sur les rails

François Bon a pris le même train tout un hiver pour écrire Paysage fer.

On connaît le côté de chez Swann, et le non moins fameux côté de Guermantes. Chez François Bon, il y aurait ainsi le côté de Fontenay-le-Comte, en Vendée, et le côté de la pompe Caltex, toujours en Vendée, dans le garage du grand-père. Fontenay-le-Comte, c’est Rabelais : l’hôpital et le lycée portaient son nom. La pompe Caltex, c’est Simenon : l’auteur de Maigret avait coutume d’y faire le plein, ce dont la famille n’était pas peu fière.

Ainsi donc le jeune François Bon (né en 1953, à Luçon – Vendée, bien sûr) prit-il l’habitude de fondre la réalité matérielle à la matérialité du langage. Le français de Rabelais s’allie aux bâtiments ingrats, aux hangars, outils et machines de l’enfance : un français qui ressemble, selon François Bon, à celui qui se parle encore au bas du marais poitevin, le seul valable, paraît- il pour traduire Faulkner. Quant au français de Simenon, il a façonné son goût pour « l’immobilité de ce que l’on voit », pour les descriptions qui font la force de Sortie d’usine (Minuit, 1982) ou de Décor ciment(Minuit, 1988). « Parfaite connivence de la phrase qui le nomme avec l’objet dont on ne doute pas qu’il existe de cette façon, à cet endroit », peut-on lire à la fin du nouveau récit, Paysage fer.

La Vendée de François Bon ne ressemble certes pas à celle de Philippe de Villiers, même s’il s’agit de non moins incurables cabochards. C’est l’autre Vendée, sur fond de paysannerie dure, où les soupapes, les fraiseuses, les moteurs en étoile, les treuils et les caisses en bois Castrol s’inscrivent tout naturellement dans la lignée des pierres que taillaient les aïeux ou des fossés qu’ils asséchaient.

François Bon, formé aux Arts et métiers, vous en remontrerait. Sa spécialité, avant qu’il se consacre aux livres ? Le soudage par faisceau d’électrons. Ce qui lui valut, comme il l’évoque dansTemps machine (Verdier, 1993) un exotisme bien différent de celui du « grand tour » des chantres distingués de l’Italie, de la Grèce ou de l’Orient : le voici à Spay (Sarthe) pour une meuleuse à air comprimé, à Moscou (Russie) pour décuver un transformateur haute tension, à Prague pour des ailettes de turbine, à Bombay (Inde) pour assembler le cœur d’un réacteur… On pourrait continuer ainsi, qu’il s’agisse de Charleroi (Belgique), de Chicago (Illinois) ou de Longwy (Meurthe et Moselle).

Ateliers d’écriture. On s’attendrait peut-être, du coup, à un militantisme social. Il n’en est rien. L’homme François Bon s’engage : rencontres avec ses lecteurs, travail littéraire auprès des squats ou des sans-logis, site Internet, ateliers d’écriture, notamment dans le centre de jeunes détenus de Gradignan (Gironde, voir son récit Prison chez Verdier, 1997)… Mais l’écrivain François Bon n’a rien d’un réaliste socialiste. Outre Rabelais (célébré dans La Folie Rabelais, Minuit, 1990), son « premier cercle » comprend le duc de Saint-Simon, l’évêque de Meaux, Bossuet, et Charles Baudelaire. Auxquels s’adjoignent les « grands hypnotiques » que sont Chateaubriand, Proust, Céline et Flaubert.

Paysage fer, qui survient pour la rentrée 2000, s’inscrit donc dans la suite d’une série de récits ouverte avec L’Enterrement (Verdier, 1992), poursuivie avec Temps machine, puis C’était toute une vie (Verdier, 1995) et enfin Prison. Récits d’apparence autobiographique – funérailles d’un proche en Vendée profonde, mémoire familiale, rencontres de marginaux. Mais qui constituent, selon François Bon, de « fausses formes autobiographiques ». Ce sont autant de rigoureux morceaux d’écriture, comme il existe en musique des contrepoints ou des fugues indépendants des thèmes bien repérables qui leur servent de base.

Au départ, cette fois, le travail régulier de l’écrivain à Nancy, tout un hiver, une fois par semaine. Départ, gare de l’Est, à Paris. Trois cent cinquante-deux kilomètres au programme. Immuablement, presque toujours aux mêmes heures, dans le gris et la tourmente maussade, voici le même paysage qui défile – dont les repères les plus notables restent les sorties de villes, les entrées de villes, les gares abandonnées par les grandes lignes et la puissante géométrie des usines à l’abandon, des entrepôts sans usages et autres épaves du rêve industriel. Les kilomètres ne sont plus que des minutes à toute allure. À toute allure, on voit quarante ou cinquante ans d’histoire industrielle : bâtiments beaux et lourds comme le progrès des années 1930, réalisations vite faites des années 1950, audaces consuméristes, ultra vieillies, des années 1970.

Rude travail pour l’observateur. De la fenêtre de son train corail (décrit comme un fragment d’utopie déjà vieillissant), il doit tout saisir d’un coup d’œil, qu’il s’agisse d’un dancing aux allures de parking ou d’enseignes proclamant en série : « Simotra Algeco et Transcéréales puis Coopérative de Vaucouleurs Fermolor La Trocante Gilliotte STV Marbrier funéraire Martin Joyeuses Fêtes (Frouard). » Chaque fois, des bouts d’histoire, des souvenirs d’usine et l’émotion : François Bon salue les vieilles luttes, les vieux projets d’entreprises conquérantes ; mais sans pleurer. Après tout, ces conglomérats ne valaient que par les gens. Seulement, voilà : du train Paris-Nancy, en hiver, on ne voit que les restes dinosauriens des entreprises ou machines de toutes sortes – pas d’hommes, pas de vivants. C’est gris, ça file.

L’amoureux de la pompe Caltex décrit avec passion ces outils énormes, rouillant à travers champs. Pour les quelques usines nouvelles, avec logos et couleurs avenantes, pas de pitié : elles dissimulent trop tout ce qui ressemble à un objet, à du travail. Alors qu’elles devraient l’afficher.

Sur Internet François Bon note, chaque fois, ce qu’il voit, achète des cartes, fait des croquis. Il se souvient. Il s’étonne. Il se demande quel est le sens des champs labourés à l’infini, des broussailles désertes, des fenêtres d’appartements entraperçues à la faveur d’un passage en gare, des voitures encombrées sur le bitume. Le morceau de bravoure reste Vitry-le-François (Marne) : sept « détails-images » qui sont comme la gare de triage de l’ensemble du livre pour raconter « l’imbrication de la chose humaine et des choses tout court ». Voilà un homme pour qui un feu rouge reste un objet aussi surprenant que la rabelaisienne coquecigrue. Nulle complaisante mélancolie, toutefois. Pas de bon vieux temps prolétarien. Les hommes bougent, fût-ce malgré eux. François Bon aussi. Paysage ferqui file sur l’espace-temps comme un train sur ses rails ressemble à son auteur qui a construit lui-même son site Internet pour échapper aux réseaux du conformisme et y perfectionner son expérience interactive des ateliers d’écriture.

Devinez d’ailleurs ce que concocte en ce moment, quelque part en sa ville de Tours, ce cyber-militant amoureux des tréfileries ? Une traduction du chapitre XV du livre de l’Exode – le chant de louange des Hébreux après le passage de la mer Rouge. Ce sera l’une des surprises d’une nouvelle traduction de la Bible commandée, pour Bayard Éditions, par son ami Frédéric Boyer. On y trouvera, travaillant en binôme avec des spécialistes, des écrivains tels que Jean Échenoz, Jacques Roubaud, Marie Ndiaye, Valère Novarina, et d’autres. Pour François Bon, les dédales de l’hébreu et le réseau SNCF, c’est tout comme.