Politis, 8 novembre 2001, par Christophe Kantcheff

Mécanique du souvenir

Dans Mécanique, François Bon brosse le portrait de son père défunt, garagiste ayant la passion de son travail. Un hommage subtil.

Au début, c’était une vague idée de livre, une sorte de long inventaire d’intérieurs où François Bon a cu, « juste comme ça des intérieurs, rien d’autre, pas repères, as de lieux, juste ces figures de détail, ces meubles, des couloirs, escaliers, chambres, dispositions… » Un jour, il a pris aussi en notes, sans vraiment savoir à quoi elles lui serviraient, le commentaire de son père à propos de la photo d’une immense grue tractée dont il a été l’unique conducteur pendant des années. C’était cinq semaines avant que son père ne meure. Dès lors, l’utilité et la nécessité de son idée de livre et de ses notes W étaient plus à trouver. Elles sont venues charpenter le projet qui s’est imposé à lui : réaliser le portrait du défunt.

Mécanique n’est donc pas un récit où la mémoire de l’auteur déroule classiquement son fil chronologique. Celle-là avance par images, photographies, noms retrouvés, lieux (re)visités, à la manière d’une mécanique du souvenir qu’auraient déclenchée les derniers instants passés à l’hôpital par François Bon et l’un de ses frères auprès de leur père, puis avec le corps de celui-ci peu avant sa crémation, scènes dont le récit revient par intermittence tout au long du livre. Cette mémoire puise aussi dans quatorze pages de la main même du père, retrouvées alors qu’il les avait gardées secrètes, et qui permettent de remonter plus haut dans l’histoire, jusqu’à son enfance.

La composition d’un livre est toujours importante; ici, elle est explicitement liée au sujet : le portrait d’un homme caractérisé avant tout par son métier, garagiste, et sa passion pour la mécanique. François Bon explique que son père avait tenu à -ce qu’il se présente au concours des Arts et Métiers. S’il l’a réussi, il ne s’est jamais enthousiasmé pour la géométrie descriptive et a même été exclu de l’école sans diplôme. Mais il ajoute: « L’idée intérieure de la géométrie descriptive est ce qui m’a aidé le plus, depuis vingt ans, pour tenter d’avancer dans la logique complexe des formes qu’exige la composition d’un livre. » Voilà le plus bel hommage du fils au père, car il est aussi celui du professionnel au professionnel, un legs auquel le père n’avait sans doute pas pensé…

Émerveillé « rien qu’au mot Panhard, par la succession des modèles de puis la Dyna Z jusqu’à l’élégante PL 17, enfin la Panhard 24 pour le surbaissement de l’habitacle, l’intérieur cuir grain fin et l’odeur, les cadrans ronds du tableau de bord et les chromes des pare-chocs, le son même du moteur dit flottant – quatre cylindres à plat refroidi par air et monté sur silent-bloc », peu expansif, parlant « la langue des chose », n’aimant rien tant que de démonter un moteur pour en graisser chaque pièce, et ne s’accordant que deux « échappées », le Salon de l’Auto et Les Vingt-Quatre Heures du Mans, le père de François Bon n’était pourtant pas un monstre froid qui aurait tout sacrifié à l’automobile. Les souvenirs de l’écrivain sont ceux d’un enfant heureux qui jouait avec des volants, des phares, des boîtiers de clignotants… Il rappelle le goût de son père pour les appareils photographiques, il découvre ses faits de résistance, qui semblent si naturels que son père ne s’en est jamais prévalu. Mais voilà, il était un artisan exigeant, qui aimait le travail bien fait, la matérialité de son travail, le reste étant à l’image de la maison familiale, avec ses couloirs improbables et biscornus, qui semblait « greffée » sur le garage, à la fois le cœur et le poumon de l’ensemble.

Installé dans un bourg vendéen d’abord, puis dans une ville de la Vienne après qu’il eut accepté une concession, celle de Citroën, le père de François Bon appartient à une époque révolue maintenant que les garagistes se sont transformés en « vendeurs de crédit ». La nostalgie aurait pu dominer Mécanique. Il n’en est rien. L’archéologie intime à laquelle se livre François Bon ne conduit pas à regretter mais à s’approprier le passé, et à restituer une mémoire collective qui passe par les huiles Castrol et l’Ami 6. Le portrait d’un homme simple et entier débouche sur notre propre histoire. Ce livre a décidément beaucoup de richesses.