Écrire l’Histoire, automne 2010, par Caroline Callard

Morale de l’historien, morale de l’écrivain, morale de l’homme

La vulgate de l’histoire des idées fait de Machiavel le penseur qui a, de manière décisive, dissocié la politique de la morale chrétienne à laquelle elle était adossée depuis le Moyen Âge. Plus radicalement, le langage courant lie le nom de Machiavel à la notion d’amoralisme, tenant de la doctrine selon laquelle la fin justifie les moyens. Le dernier « texte » de l’historien Patrick Boucheron, au statut ambigu (histoire ? roman ?), s’inscrit d’une certaine façon dans ce long travail du nom de Machiavel dans notre imaginaire culturel. Pour autant, l’enjeu n’est pas tant d’« arracher » Machiavel à son nom, de sauver ou de restaurer quoi que ce soit, mais d’observer ce qui se passe lorsque l’on exhibe le corps d’archive de Machiavel. Là réside peut-être l’enjeu proprement éthique de ce texte qui refuse obstinément de dire son nom, mais qui présente de nombreux papiers à l’aplomb de ses deux « bonshommes ». Car la pièce de prose de Boucheron est aussi, dans la tradition renaissante, un double portrait. Celui de Machiavel produit celui de Léonard de Vinci, et vice-versa, en un jeu de champ et de contrechamp où jamais les deux héros ne dialoguent, car l’archive de leur rencontre n’existe pas. Ne rien inventer, ne jamais affabuler dans cette évocation d’une Renaissance au crépuscule, tel est le principe maintes fois réaffirmé, au cours du récit, par son auteur, médiéviste de renom. En un sens, le texte s’inscrit dans ce qu’Axel Ruth décrit sous le terme de « dédoublement narratif » de l’historiographie contemporaine, en ce qu’il insère l’enquête et l’attestation documentaire dans le récit même de l’historien. Mais à la différence des plus élégantes réussites de cette historiographie, dont le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg est sans doute la plus fameuse, le récit de Patrick Boucheron ne vise nulle reconstitution d’une totalité, si menue soit-elle. Les « traces » ne mènent qu’au constat d’une absence qu’aucune parole autorisée ne saurait combler. L’interdit révisionniste condamne l’historien à tourner autour du chaudron brûlant de cette tentante scène primitive : Léonard et Machiavel, ensemble devisant du cas Borgia, ou plus tard à Florence, unis dans l’effort de guerre par l’idéal républicain.

Exigence morale de l’historien tenant la fiction en bride ou prouesse littéraire du narrateur jouant avec les cadres de la contrainte ? Le texte s’ouvre aux deux lectures. À moins que l’idée même de cette double lecture ne doive à son tour être dépassée. Car si, comme Patrick Boucheron l’écrit dans un récent article, « toute littérature est assaut contre la frontière1 », alors, son texte se désire littérature de toute la force de sa prose minutieusement taillée. L’originalité de l’essai brillamment tenté ici réside en ce qu’il charge la littérature de dire, avec délicatesse, premura, dirait l’italien, ce que l’historien est en droit d’amener à la représentation, sur la scène du récit. La morale de l’historien ouvre à la morale de l’écrivain : l’écriture littéraire seule, par sa valeur d’inscription, a le pouvoir de dire la présence de l’absent, comme la rage suscitée par l’absence de l’absent.

Mais la « morale » de l’histoire ne s’arrête pas à défendre ses frontières d’eau, elle guide le travail de restitution de ces deux figures mythiques qui, comme telles, occupent une place importante dans l’économie libidinale de nos consciences : « Arrachés à notre temps, il s’agit de restituer Machiavel et Léonard au temps à eux propre et qui a fait d’eux des contemporains. » Renouant avec la réflexion séminale de Lucien Febvre interrogeant la figure de Rabelais, Boucheron brandit à son tour le rejet de l’anachronisme : l’historien est celui qui, au terme d’une ascèse archivistique et savante, est capable de tourner un regard sur le passé qui n’est plus tout à fait celui de son siècle. La filiation s’arrête là : Boucheron congédie la figure du « précurseur » tentée par Febvre afin de résoudre le problème des « génies ». L’historien selon Boucheron n’est pas en quête de mentalités ou d’une quelconque forme d’adhérence des personnages à l’histoire de leur temps2. Bien au contraire, c’est la distance que Léonard et Machiavel creusent entre eux-mêmes et leur époque, distance critique et lucide, qui fait d’eux des contemporains : ils partagent, nous dit Patrick Boucheron, une même conception de la qualità dei tempi, un même regard sur le tempo de l’histoire. La contemporanéité est donc à la fois la manière dont chacun, individuellement, se rapporte à sa propre époque, mais aussi la façon dont on la détient en partage avec d’autres, Léonard avec Machiavel. La morale de l’historien ouvre enfin à une morale tout court, à la recherche de ce qui a été commun à ces hommes du passé et qui en certifie l’humanité par-delà la démesure où la postérité les a figés. Dans l’espoir aussi, peut-être, que cette quête fraternelle vienne conjurer la solitude de cet « enfant sage et un peu triste, patient et esseulé qui survit dans l’esprit de tout historien » (p. 82). Morales de l’historien, de l’écrivain, de l’homme enfin, pour lequel « nul fragment du monde n’est négligeable, pourvu qu’on le regarde intensément » (p. 25).

1. « “Toute littérature est assaut contre la frontière.” Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 65, n° 2, 2010, p. 441-467. Consacré à l’examen du « tournant historique » de la rentrée littéraire 2009, cet article questionne l’hybridation de la fiction romanesque et de la vérité historienne dans le roman contemporain. Sur la base du dossier de publication du Jan Karski de Haenel, en particulier, il définit la scène médiatique comme le lieu d’une « remise en ordre où chacun est appelé à retracer les lignes d’une frontière qui a frémi ». Significativement, son propre texte est absent de cette analyse – qui ne s’interdit pourtant pas d’évoquer des parutions plus anciennes –, Patrick Boucheron se refusant obstinément à définir son écriture, à lui assigner des frontières.
2. « Contemporanéités » des pensées : la réflexion menée par Patrick Boucheron rejoint étonnamment celle que le philosophe Giorgio Agamben ébauche en 2005 dans sa leçon inaugurale du cours de philosophie théorétique à l’université IUAV de Venise, consacré au problème du contemporain. Il l’y définit comme une « relation singulière avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances, il est la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme » ; traduit par Maxime Rovere et publié en français en 2008 sous le titre Qu’est-ce que le contemporain ?, Payot et Rivages (Rivages poche. Petite Bibliothèque), p. 11.