La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2008, par Hugo Pradelle

Fantômes de la Renaissance

[…] D’un silence […] s’extrait le récit savant de Patrick Boucheron, du silence de deux hommes l’un à l’autre rendus, d’un de ces mystères de l’Histoire qui défait les certitudes en même temps qu’elle en établit. Le titre est limpide : il s’agit de comprendre ce que furent l’un pour l’autre Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel, de s’interroger sur leur mutité respective, alors qu’il apparaît clairement qu’ils se connurent, se rencontrèrent en plusieurs occasions, dans la « connivence intime entre deux mondes, deux rêves, entre deux ambitions ». À partir d’un creux dans les biographies de chacun de ces deux génies de leur temps, il décide de tenter d’inventer, de rétablir en quelque sorte, ce qui a dû se passer, leurs intérêts communs, leur « connivence », ce qu’il répugne à appeler leur « collaboration », les moments qu’ils partagèrent en cette fin de l’Humanisme.

Il décrit le « monde sorti de ses gonds » lorsqu’ils se rencontrent à Urbino en 1502 après l’établissement du pouvoir de César Borgia sur la Romagne, raconte les escarmouches politiques, la répression des conjurés de Magione, la chute du Prince, leur coopération pour « divertir de son cours » l’Arno afin de rétablir la domination de Florence sur ses ennemis pisans, les intrigues, les rêveries hydraulique (1) et l’aveuglement de Léonard devant les horreurs de la guerre, les passions littéraires de Machiavel. Il nous plonge aussi dans leur passé, dans la quête inlassable de mécènes qu’entreprend de Vinci après la « furia francese » lorsque Louis XII s’empare de Milan, dans les méandres du parcours de Machiavel, sa formation, ses stratégies.

Le livre ne se cantonne pas à une simple reconstitution de leurs rencontres et des enjeux qui s’en dégagent, à une digression documentaire, mais réfléchit la place fondamentale que ces deux hommes occupent dans leur époque. Il explore la somme des intérêts de de Vinci « qui se rêve homme universel », ses contradictions, ses zones d’ombre, sa pensée de la peinture comme philosophie, sa conception de la perspective, de la sculpture, la richesse et la variété de ses analyses. Il clarifie la pensée de Machiavel, redessine les contours d’une politique de la raison et de la nécessité. Il met en lumière les questionnements essentiels de ces hommes divers, profonds, qui évoluent dans un monde changeant, tendu entre concret et abstrait. En parallèle, Patrick Boucheron s’interroge sur les archives, les documents, les traces fragmentaires que laissent les génies, le secret et l’officiel, il reconstitue les réceptions qu’eurent les œuvres de Léonard et de Machiavel (2), ainsi que la genèse des travaux qui accompagnent le livre qu’il écrit.

[…] Patrick Boucheron tente une gageure scientifique, celle d’inventer, de recréer dans une fiction (puisque l’on ne sait pas et qu’il raconte) ce qui fut. Il reconnaît « l’immense chance que cette histoire offre à celui qui prétend aussi l’écrire en historien : elle ne ménage aucune prise à toute tentative de reconstitution psychologique ». Il retrace modestement, se remettant sans cesse en cause, le cheminement commun de ces héros magistraux.

[…] Boucheron écrit toujours au travers des traces qu’il collecte, avec les voix de ces hommes indiciblement intelligents, en dedans de leurs vies, de leurs voix, nous enchante de leurs complexités, de leurs détours, et nous enjoint avec joie de les lire et d’essayer de les comprendre mieux.

1. Nous redécouvrons les textes magnifiques de de Vinci, en particulier son De la nature de l’eau dans le second volume de ses Carnets paru dans la collection « Tel » (Gallimard).

2. Il commente en particulier l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci de Paul Valéry (Folios Essais).