Le Journal du médecin, 2009, par Olivier Isaac

Dans la mêlée, en ces temps incertains

Roman ? Essai ? Ni l’un ni l’autre. Dans son Léonard et Machiavel, l’historien Patrick Boucheron médite sur leurs rencontres et leurs vies croisées. Pour dresser le portrait de deux figures majeures de la Renaissance qui, vraisemblablement, partagèrent une « même conception de la qualité des temps ». Passionnant.

Tous deux marquèrent la Renaissance. Tous deux gravitèrent à proximité des pouvoirs en place. Tous deux fascinent : Machiavel (1469-1527) pour la complexité et l’ampleur de sa pensée politique […], Léonard de Vinci (1452-1519) pour la multitude de ses dons – sculpteur, peintre, architecte, ingénieur, inventeur – et les mystères qui nimbent autant son œuvre peinte que ses nombreux codex et carnets manuscrits. Pas étonnant, dès lors, que le premier suscite souvent incompréhension ou rejet, tandis que, sur le second, se greffent des fantasmes en tous genres, dans lesquels un Da Vinci Code butina habilement.

Mais au-delà des images d’Épinal en trompe-l’œil, qui furent-ils ? Quelle fut la teneur de leurs relations ? Une chose est sûre, rappelle Patrick Boucheron : au seuil de ce XVIe siècle mouvementé, ils se croisent, se parlent et travaillent ensemble. Mais de cela ne restent que quelques traces d’archives qui, d’ailleurs, ont fait l’objet d’assez peu d’études au regard de la postérité des deux hommes. C’est que « Léonard, qui a tout écrit et tout dessiné, ne dit rien de Machiavel. Et Machiavel, si prolixe, tait jusqu’au nom même de Léonard ».

Pourtant, en 1502, tous deux sont à Urbino. Léonard, longtemps au service de la Cour milanaise, a dû quitter sa ville d’adoption lors de sa prise par Louis XII en 1499. Il erre un temps en Italie avant d’officier comme ingénieur ducal auprès de César Borgia : le fils du Pape Alexandre II, Cardinal devenu Duc, multiplie alors les conquêtes territoriales en Romagne avec un brio stupéfiant. À son service, Vinci recense forteresses et places fortes. Quant à Machiavel, diplomate au service du Conseil des Dix florentin, il est envoyé en mission à Urbino afin de sonder les intentions de ce nouveau César encombrant. Il y découvre un personnage « très secret », d’une habilité politique et stratégique inédite. Il y côtoie celui qui deviendra l’une des figures centrales du Prince. De là, une hypothèse, celle d’un « roman d’espionnage » : portrait d’un Léonard en agent double travaillant pour Florence et rapportant à Machiavel. Secret oblige, ni l’un ni l’autre n’évoque leurs discussions dans les parages de la Cour d’Urbino…

Mais il y a plus. Après la disgrâce de Borgia, ils sont de retour à Florence et se penchent sur le siège de Pise, qui n’en finit pas, imaginant détourner le cours de l’Arno pour mettre la rivale portuaire à genoux. Une crue de l’Arno ruinera ce projet mais Machiavel supervisa l’entreprise dont Léonard fut l’un des ingénieurs, en sa qualité d’hydraulicien de génie.

Mais il y a davantage. Pendant trois années, de 1503 à 1506, le peintre entame le chantier de La Bataille d’Anghiari, destinée à orner la Salle des Cinq-Cents du Palazzo Vecchio. Le projet n’aboutira pas. On ne le connaît qu’à travers croquis et reproductions. Loin des fresques glorieuses, l’œuvre entendait montrer la violence et le grouillement de la guerre, son omniprésence sanglante. Et c’est en ce point que se niche la substance même des liens entre Machiavel et Léonard, qui partageaient « cette même qualità dei tempi marquée par l’omniprésence de la guerre. » Le premier, qui eut la politique pour seule philosophie, entendait montrer que « décrire la politique, c’est figurer la bataille » et non lui trouver des fondements. Le second, qui eut la peinture pour philosophie, s’est pareillement attaché à figurer avec cette Bataille inachevée les mystères de l’Histoire.

Dès lors, ce texte précieux dresse le portrait d’un binôme qui fut « au cours de la bataille, dans la mêlée confuse, où rien ne se discerne nettement sinon la vérité du combat ». Deux hommes qui « n’ont pas fait leur temps. Parce qu’ils furent intensément du leur, ils sont toujours du nôtre. »