Le Monde, 28 février 2003, par Patrick Kéchichian

Les guerres au singulier-pluriel

Emmanuel Darley, en donnant pour titre à son livre Un des malheurs, a voulu situer son propos et sa méditation à ce croisement où le singulier devient exemplaire, où le pluriel n’est que l’addition de chaque misère, en tel lieu, à tel moment. Restonica, « une petite ville au creux d’un vallon », c’est évidemment Sarajevo. C’est aussi les autres théâtres locaux des guerres fratricides dans l’ex-Yougoslavie.
Et plus loin, si l’on parvient à prendre du recul, c’est un malheur parmi tous les autres, partout et toujours.
Homme de théâtre, Emmanuel Darley a choisi de diviser la scène de son roman en deux espaces physiques : le dedans et le dehors. Dedans, c’est la ville assiégée et bombardée, sans cesse sous le regard et sous le feu du camp adverse qui a décrété sa destruction. Une destruction pas seulement matérielle ou s’inscrivant dans une stratégie politique, mais morale, mentale. Dehors, ce sont les « seigneurs de la guerre » qui observent des collines les « misérables fourmis, inconscientes et désordonnées » : « … et nous, le doigt sur la détente, l’œil dans le viseur. Bombardez jusqu’à les rendre fous, a dit le général Brûlé, bombardez, bombardez, faites que plus rien ne soit possible, pensable, détruisez ce qui fait la vie de chaque jour ». Avec un sens dramatique remarquable, un souffle, une violence sans complaisance ni concession, Darley fait se croiser les voix du dedans et du dehors – parfois intervient un « ailleurs », parfaitement impuissant. Ces voix, qui correspondent à un grand nombre de protagonistes aux noms outrés et concrets (Cheval, Jument, Brûlé, Coquille, Salive…) enregistrent le désastre et détaillent la souffrance. Elles n’ont pas de recul, n’analysent rien, se contentent, si l’on ose dire, pour les unes de pâtir, pour les autres de torturer. Darley n’a pas cherché à dépeindre ou à reconstituer la guerre, mais à faire entendre, au plus près, l’impossible récit d’un malheur. Parmi d’autres…