L’Humanité, 23 avril 2012, par Jérôme Lamy

Une méditation sur la temporalité et l’histoire

Le médiéviste Patrick Boucheron montre comment les historiens sont tributaires d’une vision a priori de la succession des âges qui gouverne le sens même du temps.

Boucheron livre une méditation sur le temps et l’histoire en prenant le tableau de Giorgione les Trois Philosophes comme fil conducteur. L’historien remarque tout d’abord que l’œuvre du peintre est une énigme sans clé, un mystère pour le sens, une béance interprétative dans le poudroiement chromatique. Qui sont-ils ces trois philosophes d’âge différent ? On croit reconnaître Aristote, Averroès et la jeune Renaissance ; mais ce sont des symboles que nous attachons ainsi à des corps peints dans un paysage mêlant la roche d’une grotte, la pâleur d’un ciel mordoré et les stries lourdes de quelques arbres.

Patrick Boucheron propose, à partir de cette fresque chancelante, de questionner la scansion, le temps saccadé, le partage du flux historique. La temporalité en archipel permet ainsi de mesurer la prégnance d’une perspective occidentale dans la lecture du monde : décloisonner le regard, rendre étrange ce que l’on croit familier, voilà la tâche de l’historien.

Ainsi, les grandes invasions ne résistent pas à ce décentrement du sens : la mystique de l’enracinement émerge comme une antienne rassurante, une manière de construire des socles d’identité fictifs. Dans le remuement du temps, l’ancrage est la plus incertaine des perspectives. Patrick Boucheron propose, en contrepoint d’une histoire construite pour ourler de quelques dates marquantes les sombres chronologies psalmodiées, de laisser une place à l’entretemps.

Ce pli, cet espacement n’enferme pas le sens dans un a priori qui balise les interprétations. Ainsi le récit que donne Thomas de Split, au 13e siècle, d’une harangue à Bologne de celui qui sera plus tard connu sous le nom de saint François d’Assise, est l’occasion d’une lecture corrosive et jubilatoire d’un entretemps qui permet de pointer la force du politique dans l’irruption de l’Ordre des frères mineurs et la revitalisation d’une tradition pastorale chrétienne. Les historiens en raisonnant sur le siècle ont instauré des cassures artificielles, ils fragmentent un temps discontinu pour mieux le saisir en périodes closes qu’ils condensent et coagulent. Le jeu des déplacements que propose Patrick Boucheron interroge ce besoin d’annoncer le morcellement, de prononcer la fracture du temps. L’entretemps, dans le tableau de Giorgione, c’est finalement cette irréductible tension entre des âges qui toujours se croisent, se mêlent et s’entrechoquent, là où l’historien, chrono-entomologiste impénitent, s’évertue à les séparer, les distinguer et les nommer.