Libération, 18 septembre 2008, par Éric Aeschimann

Ils turbinaient à Urbino

Propos de Patrick Boucheron recueillis par Éric Aeschimann.

L’historien Patrick Boucheron explore les points de recoupements de deux figures essentielles : Léonard de Vinci, l’artiste universel par excellence, et Nicolas Machiavel, l’inventeur de la raison politique. Ni fiction, ni biographie, Léonard et Machiavel est plutôt une méditation sur l’esprit de la Renaissance.

« Nous savons que les deux hommes se sont croisés, probablement à plusieurs reprises, entre 1502 et 1505. Leur rencontre n’a laissé que d’infimes traces dans leurs œuvres respectives. Elle a pourtant bien eu lieu, et à un moment essentiel de l’histoire européenne. Les guerres d’Italie répandent dans les esprits le sentiment que le monde est en train de changer de base et, s’il y a une actualité à cette histoire, c’est peut‑être l’idée que, quand tout nous désoriente et nous déçoit, le devoir de l’intellectuel est d’abord de nommer les choses avec exactitude. Ce que Léonard et Machiavel feront l’un et l’autre, à leur manière – en maîtres du réalisme.

Cette histoire commence dans les Marches, aux confins de la Toscane et des États de l’Église. Là, des hommes nouveaux tentent de profiter de l’instabilité des temps pour se tailler un destin. Parmi eux, il y a César Borgia, fils du pape Alexandre VI, dont le nom incarne la promesse, ou la menace, du prince des temps nouveaux. En juin 1502, il s’empare du petit duché d’Urbino et s’installe dans le palais ducal, construit trente ans auparavant et considéré comme le plus beau palais du monde. Depuis cette base, il veut fonder un État à la mesure de son ambition. Inquiète, Florence dépêche son jeune secrétaire à la chancellerie, Nicolas Machiavel.

L’auteur du Prince n’a encore rien écrit, sinon des dépêches diplomatiques. Il est dans l’action et défend la République de Florence, le combat de sa vie. Confronté à la violence politique, il va suivre, fasciné, les étapes de l’aventure de Borgia, jusqu’au désastre final, en 1504. Il y forgera l’idée maîtresse du Prince : la politique est l’art du rythme, du moment de la décision. Quand Borgia est dans le tempo, il gagne ; dès qu’il lâche la cadence, il perd.

Léonard de Vinci arrive au même moment à Urbino, à la recherche d’un nouveau mécène. Depuis la chute du duché de Milan, en 1500, il est sur la route, ballotté par les incertitudes politiques. Inventeur et mathématicien autant que peintre – même s’il commence la Joconde en 1503 –, sa renommée est d’abord celle d’un maître des machines de guerre ou de théâtre. C’est sans aucun doute l’ingénieur que Borgia prend à ses côtés. Mais Léonard veut surtout comprendre la grande machinerie du monde, ce que Machiavel appelle la “vérité effective de la chose”. On en prend la mesure dans le carnet qu’il tient durant son année auprès de Borgia, et que j’ai pu consulter à l’institut de France. Là, au gré de sa vie errante, il note ses observations sur le vol des oiseaux, ses projets de fortifications, ses rêveries mathématiques et, de manière de plus en plus obsédante, ses relevés sur les forces hydrauliques.

C’est d’ailleurs à propos de l’aménagement d’un fleuve que les deux hommes se recroisent, à l’été 1503, à Florence cette fois. Il s’agit de détourner les eaux de l’Arno pour noyer les défenses de la cité rivale de Pise. Machiavel soutient ardemment le projet conçu par Léonard et, si les pluies de l’automne 1504 auront raison du chantier, cette “pensée du fleuve” est peut-être ce qui les aura le plus rapprochés. Pour le théoricien politique, gouverner, c’est dompter la fortune qu’il voit comme des eaux toujours promptes à déborder – on retrouve la métaphore dans le Prince, longuement développée. Et pour le peintre, celui qui saura, par son art, canaliser la puissance hydraulique se rendra maître des forces déchaînées de la nature. C’est, porté à sa quintessence, le rêve de la Renaissance. »