L’Indépendant, 19 janvier 2003, par Serge Bonnery

Les visages du malheur dans une Bosnie déshumanisée

Huis clos dans une ville assiégée sur laquelle pleuvent les bombes. Selon que l’on est à l’extérieur ou dedans, la perception change. Emmanuel Darley dit le malheur des gens de Sarajevo et dresse le procès du cynisme et de l’indifférence.

Dans le roman qu’Emmauel Darley, écrivain actuellement domicilié à Narbonne, vient de publier aux éditions Verdier de Lagrasse, Sarajevo s’appelle Restonica. Nous sommes au moment où la logique de guerre monte en puissance, au moment où les chars prennent position sur les collines qui entourent la ville bientôt assiégée.
Dedans, c’est-à-dire à l’intérieur des murs sur lesquels vont pleuvoir des bombes inlassablement, il y a Pierre Salive. Ancien chef des pompiers, président du club de foot local, c’est autour de lui que va s’organiser vaille que vaille une difficile résistance à l’attaquant.
Dehors, dominant sa cible comme l’aigle survole sa proie avant de fondre sur elle, le général René Brûlé commande l’assaut, désigne les cibles à l’aide de jumelles. Il frappe chirurgicalement pour faire mal. Pour détruire. Pour tuer. Son seul but est de raser, d’éradiquer. Une version actualisée de l’éternel « Tuez-les tous »…

Le théâtre de la guerre

C’est ce face à face sournois, où chacun s’épie, sans jamais se parler, qu’Emmanuel Darley a choisi comme trame de son récit. L’auteur alterne ainsi les points de vue tout au long du roman où le lecteur est placé tantôt « Dedans », aux côtés de ceux sur qui l’on tire, tantôt « Dehors », au plus près de ceux qui tirent. « Dedans », avec les agressés. « Dehors », avec l’agresseur.
Après avoir publié un premier roman en 1993 chez POL, puis un autre, Un Gâchis, en 1997 chez Verdier, Emmanuel Darley s’est essentiellement consacré au théâtre.
La maîtrise du langage théâtral que l’écrivain a ainsi acquise au cours de ces dernières années se ressent fortement dans Un des malheurs. Emmanuel Darley ne parle pas au nom des multiples personnages qui peuplent son récit mais il leur donne directement la parole. Il les met sur la scène. Et l’emploi systématique du « je » qui prend ici des facettes multiples selon qui s’exprime derrière la première personne du singulier, donne à ce roman une étonnante force d’évocation.
Sa force, Un des malheurs la doit aussi à la manière dont son auteur, qui a séjourné pendant un mois à Sarajevo au centre culturel André-Malraux, évoque la guerre en Bosnie. Pas la guerre en soi, mais celle-là en particulier, dans son contexte historique, géographique et humain.
En refusant tout discours moralisateur et en évitant le piège de l’émotion, Emmanuel Darley entre plus profondément encore dans les blessures.

Un univers halluciné

Un des malheurs fait mal à l’âme. Attaque au burin les poncifs trop souvent accumulés dans les récits de guerre. Démonte sans complaisance les mécanismes des comportements humains : ici lâcheté, cynisme, courage, peur, inconscience, folie, amour se côtoient dans un univers halluciné.
Et c’est là que le romancier atteint son but. Dire le malheur de la guerre dans Restonica ruinée, brûlée, déchiquetée.
Tandis que dans un « Ailleurs », c’est-à-dire ni « Dedans », ni « Dehors », on attend, on réfléchit, on s’interdit d’agir dans la précipitation, on se réunit pour créer une commission pour décider quelque chose, mais décider quoi ?
Emmanuel Darley dépasse le simple procès de la guerre. Son livre fait le procès du cynisme et de l’indifférence, marques de fabrique du monde mondialisé. Un des malheurs, encore.