Livres hebdo, 29 août 2008, par Jean-Maurice de Montremy

1502 : le camp des Trois d’or

À Urbino, César Borgia rencontre un obscur trentenaire, Machiavel, et un quinquagénaire déjà célèbre : Léonard de Vinci. Rendez‑vous secrets ? Rendez‑vous manqués ? Patrick Boucheron suit le trio de 1502 à 1504.

Fin juin 1502, ils sont tous trois au palais ducal d’Urbino, dans les Marches. Évidemment, tout le monde n’en a que pour le conquérant des lieux : César Borgia, vingt‑sept ans, fils du pape, et super‑condottiere. L’impérieux, brusque et secret personnage tétanise l’Italie en pleine décomposition/recomposition : il fait son marché parmi les États grands ou petits qui tombent dans son escarcelle, s’appuyant sur les rois de France, Charles VIII et Louis XII.

En mission près de lui, pour l’observer et le sonder, un obscur secrétaire de la chancellerie de Florence – laquelle s’inquiète à juste titre des intentions du César. L’ambitieux délégué, Nicolas Machiavel, trente‑trois ans, n’a ni l’autorité d’un ambassadeur, ni celle d’un négociateur. Un simple truchement, encore de second ordre. Mais déjà manœuvrier.

Également présent, un quinquagénaire qui jouit, pour sa part, d’une forte réputation : Léonard de Vinci. Ses contemporains louent sa maîtrise du dessin, de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l’anatomie, de la géologie. Il passe surtout pour le meilleur architecte‑ingénieur de son temps : fortifications, machines, canaux, etc. Autant d’atouts pour la guerre.

Léonard est venu négocier avec un éventuel nouveau protecteur. Un homme de génie a besoin des puissants. Léonard accepte de travailler aux sièges et batailles mais à condition de pouvoir élaborer sa « vision du monde », vaste projet intellectuel et artistique menacé d’inachèvement dans cette Italie structurellement inachevée, où les gloires se trouvent si vite cul par‑dessus tête. Une défaite, un revers, et les cours princières se dispersent. César Borgia, lui-même, choira de façon saisissante. L’an suivant, 1503, sa baraka l’abandonne comme un tapis qu’on tire sous les pieds. Ce qui nourrira les réflexions de Machiavel.

Dès les premières pages, Patrick Boucheron (né en 1965) campe fortement cet étrange rendez‑vous d’Urbino. Discret mais autrement décisif que le camp du Drap d’or où, plus tard, François 1er et Henry VIII tenteront un partage du siècle. César Borgia rencontre Machiavel et Léonard. Mais qu’en est‑il des rapports entre le secrétaire et l’ingénieur ? Les deux hommes contribueront au projet fou d’un détournement du cours de l’Arno pour vaincre Pise. Ils se croiseront souvent et longuement les années suivantes – l’un et l’autre spectateurs engagés de ces jours capitaux dans le destin de l’Italie et des politiques européennes. Pour les arts et la philosophie, tout se déroule avec l’exceptionnelle intensité des grandes crises. Ce dont Patrick Boucheron rend compte en excellent historien – il enseigne à Paris-I – et en narrateur averti.

Si l’histoire des idées et celle de l’esthétique trouvent bien sûr leur compte dans cette biographie croisée de Nicolas et Léonard, on en apprécie d’autant plus l’art du récit. Net, dense et précis, Patrick Boucheron s’est nourri de cette « connaissance des actions des grands hommes » et de la « longue expérience des choses modernes » dont parle Machiavel lorsqu’il écrit Le Prince après avoir observé l’ascension et la chute de César Borgia.

Pour l’auteur de La Joconde, le XVIe siècle italien ressemble au tourbillon des eaux et de l’air : le vol des oiseaux, le vortex des flots. Ce vertige, Machiavel entend le décrire froidement. Patrick Boucheron en fait revivre, avec talent, les virulences et les nuances.