Télérama, 12 novembre 2008, par Daniel Conrod

Rendez-vous chez le Prince

Au palais Borgia, Vinci et Machiavel se sont côtoyés. L’Histoire n’en dit rien, mais on peut lire dans ses silences. 

Urbino, un jour de juin 1502, au Palais ducal. Ils sont trois. Ce pourrait être du théâtre ou du roman. C’est de l’histoire. César Borgia, 27 ans, fils de pape, nouveau maître d’Urbino, dit « le Valentinois », un astre nouveau et prometteur de la politique italienne ; Niccolo Machiavelli, notre Machiavel, 33 ans, secrétaire de chancellerie au service de la république de Florence, futur auteur du Prince ; et Léonard de Vinci, le grand Léonard, 50 ans, artiste parmi les plus reconnus et nouvel « ingénieur ducal » auprès de César Borgia. Trois hommes donc, en tous points dissemblables et cependant contemporains, acteurs ou témoins de l’invraisemblable chambardement de leur temps. Borgia cherche comment asseoir son pouvoir ; Machiavel, lui, est chargé par ses patrons florentins d’observer cet animal politique de près ; enfin, Vinci est là parce qu’il a trouvé en la personne de Borgia son nouveau mécène, un patron en somme. Commence, avec cette rencontre, Léonard et Machiavel, le « premier vrai grand livre », selon lui, de Patrick Boucheron, historien du XVe siècle, spécialiste de la Renaissance italienne et auteur d’une thèse sur l’urbanisme et les pouvoirs princiers à Milan au XVe siècle.

Oublions Borgia, un prince qui ne tiendra pas ses promesses, et regardons un peu mieux les deux autres. Si une génération les sépare, les temps qu’ils traversent sont les mêmes, cul par-dessus tête, inintelligibles pour qui refuse de les penser. Avec les guerres d’Italie, engagées en 1494 par les Français, quelque chose s’est rompu. Des rêves se sont écroulés. Le temps s’est mis à galoper. Machiavel surtout l’a compris : faire autrement de la politique est le meilleur moyen de survivre à la défaite et d’inventer le monde qui vient.

Que Léonard de Vinci et Machiavel se soient rencontrés ne fait pas de doute. Ils en eurent maintes fois l’occasion, notamment à Urbino (1502), puis en Toscane, avec l’extravagant projet de détournement de l’Arno (1503), puis à Florence, lorsque Vinci entreprend de peindre au Palazzo Vecchio la bataille d’Anghiari (1504). Seulement, nous n’en savons pas davantage. Il n’y a pas de preuves matérielles de leurs échanges. Aucun des deux n’a mentionné l’autre dans ses écrits. Et pourtant, leurs deux existences semblent se répondre, quelquefois s’appeler, marcher côte à côte. Est-ce assez pour engager le rêve ou l’écriture d’un livre d’histoire ? À lire Patrick Boucheron, il apparaît que oui. L’historien s’en tient à ce que disent les documents. N’invente rien. Ne comble rien. Cherche les traces. Dégage quelques motifs épars et fragiles, comme s’il restaurait une fresque. Il dit simplement, dans son premier chapitre, qu’il interroge le silence.

A-t-il été tenté de sauter par-dessus le fleuve et de faire dire par la fiction ce que le savoir scientifique est incapable de dire ? Possible. Mais s’il avait franchi le pas, le lecteur eût été privé d’un livre d’une singularité exceptionnelle et d’une ambition littéraire indiscutable. Car en se tenant ainsi au plus près de la réalité, telle qu’il est permis de l’écrire, en se contraignant de la sorte au respect de son pacte initial, Patrick Boucheron engage, peut-être involontairement, un autre récit, tout aussi bouleversant mais infiniment plus intime, celui d’une tentation : écrire.