Europe, juin 2003, par Karim Haouadeg

Ce livre est né d’un voyage à Cuba. D’un déplacement, d’un changement de lieu. Mais le titre indique assez qu’il s’agit avant tout d’un livre sur le temps. Temps vécu et temps de l’histoire. Temps de l’espérance et temps de la désillusion. Progrès et réaction.

Les premières pages sont un admirable et terrible réquisitoire contre l’évolution récente de l’Occident. Trente ans de régression et de médiocrité. L’ère de la « mondialisation » étant, d’une manière apparemment paradoxale, l’ère du rétrécissement de l’horizon intellectuel et mental. Un monde d’individualités anomiques dont les perspectives temporelles sont à l’image du marché, dont on sait qu’il n’a aucun projet, mais se contente d’évoluer, jour après jour, au rythme des cours de la bourse. Se rendre à Cuba c’est, pour Pierre Bergounioux, échapper momentanément à ce temps aveugle de l’Occident, à la faveur de ce qu’il vit comme un retour. Back in et non pas back to,notons-le. Un retour dans et pas un retour à ou un retour vers. Pas de nostalgie au sens propre du terme, mais au contraire une capacité à se rendre présents des temps révolus, des plaisirs et des désirs anciens : l’émerveillement de l’enfant devant les modèles réduits de voitures des années cinquante, ces mêmes voitures américaines dont Cuba semble être le dernier refuge, jouets immenses et dérisoires; l’entrée en dialogue avec ces inscriptions qui recouvrent les murs, pleines de sens contrairement au langage inarticulé des tags, dont les borborygmes se répètent à l’infini sur nos murs. Toutes ces petites choses, insignifiantes pour d’autres, mais que Pierre Bergounioux saisit avec une acuité remarquable et intègre à cette réalité, première pour lui, la réalité vécue. C’est précisément parce que, comme Husserl, il considère cette réalité vécue comme première, que l’apparition dans son horizon de pensée d’éléments hétérogènes, étrangers à son vécu quotidien, à la faveur d’un voyage, le fait pénétrer dans une dimension qu’il pense lui-même comme celle du rêve. Et le seul rameau d’or dont il ait besoin pour accéder durablement à ce monde du rêve, et pour y faire entrer le lecteur avec lui, cette chose qui mêle jusqu’à les confondre passé, présent et avenir, qui identifie temps vécu et temps historique, qui nous rend contemporains de ceux qui vécurent et luttèrent pour elle, porte un nom démodé : elle se nomme Révolution. C’est elle que Pierre Bergounioux, dans une langue lumineuse, chante. Et ce chant n’est pas un requiem (d’autres, suffisamment nombreux, s’y complaisent). Spartacus ou Robespierre sont vivants sous sa plume, et il accomplit ainsi ce qui est la vocation même de la littérature : faire qu’un instant au moins, celui de la lecture, le mort ne saisisse pas le vif.