La Machine à feuilles, juillet 2007, par Jean-Pierre Jacquet

« Écrire n’est pas, du moins à mes yeux, une fin en soi. Notre affaire, c’est de vivre. »

Entretien avec Pierre Bergounioux. Propos recueillis par Jean-Pierre Jacquet.

Pourrais-tu dire ce qui t’a amené à écrire ?

L’incertitude chronique à laquelle je ne me souviens pas de n’avoir pas été sujet, enfant, adolescent. Elle tenait, en dernier recours, à la discordance sentie entre les données immédiates de l’expérience et la soudaine rumeur du monde extérieur. L’essentiel de ce que nous sommes, les pensées qui agitent l’individu auquel nous prêtons âme et souffle, ses inclinations et ses craintes ont un caractère générique, collectif. Formellement, je suis du milieu du xxe siècle. Dans les faits, je suis né, j’ai vécu, pour commencer, ainsi que mes petits compatriotes, au XIXe siècle, sous l’Ancien Régime, au néolithique, auxquels s’étaient arrêtées les régions rurales pauvres du pays. Le temps de l’histoire avait contourné les vallons mouillés, le taillis de châtaignier dans lesquels nous étions enfouis. La révolution industrielle avait depuis longtemps rempli le ciel de ses fumées, l’air du vacarme de ses usines, l’essor prométhéen de la civilisation matérielle, et l’ouverture intellectuelle qui va de pair changé le monde, et nous continuions de vivre comme en l’an mille. La paysannerie parcellaire qui tenait la contrée jargonnait toujours un antique parler d’oc, quatre siècles et plus après que l’édit de Villers‑Cotterêts eut rendu l’usage du français obligatoire dans les actes publics. Elle produisait, avec l’aide des bêtes, du seigle et du sarrasin sur les « mauvaises terres » de l’économie politique, hors de l’échange, sans l’appui des machines ni le recours à la monnaie ni le calcul rationnel des coûts et des profits. J’appartiens à la dernière génération d’un monde très ancien, de la société agraire traditionnelle que Marc Bloch a décrite dans ses Caractères originaux de l’histoire rurale française. L’ouvrage date de 1931. Mais il a fallu que trente‑cinq années passent encore avant que les premiers intéressés, les otages de cet univers fermé, anachronique, s’avisent de leur retard, de leur séparation. Ceux qui nous précédaient pouvaient ignorer les premiers signes en provenance du dehors. Les mutations économiques s’accomplissent avec une relative lenteur. Lorsque notre province s’ouvrirait à la production pour le marché, que les résineux américains à révolution rapide supplanteraient les cultures et chasseraient les habitants, nos devanciers n’en seraient pas autrement affectés. Ils auraient disparu. « Les morts, écrit quelque part l’historien Norbert Elias, n’ont pas de problèmes ». Or, nous étions jeunes. C’est dans l’avenir déconcertant qui était, partout ailleurs, le présent, que nos jours se passeraient. Il importait d’être fixé, à ce sujet sous peine de rester étrangers à notre propre possibilité, au monde réel, à notre temps.
Par les expériences fondatrices de l’enfance, sous l’empire persistant du grand passé, nous avions ébauché, presque achevé, la figure transgénérationnelle assortie à l’univers de nos éveils. C’est le « presque » qui a tout gâché. Nos études secondaires achevées, nous sommes partis, en masse, pour la première fois. Nous avons découvert le monde extérieur, la grande ville, l’enseignement supérieur les contenus de pensée dont ils sont le foyer. Il a fallu, en quelque sorte, mourir au monde ancien dont nous avions pris le pli, donc à nous-mêmes, naître, pour la deuxième fois, au lieu autre, à l’heure neuve auxquels nous étions promis, tenter de devenir. Pareille opération est coûteuse. Il est malaisé de se changer. On y parvient mieux si l’on porte l’affaire sur le papier. La magie de l’écriture, la matérialisation des pensées qui nous agitent facilitent la mise au net et à distance, la délivrance.
J’ai très peu de part à ce que j’écris, au simple fait d’écrire. C’est l’éveil tardif, plus ou moins traumatique, d’une région restée à l’écart du mouvement jusqu’à la dernière extrémité, et au‑delà, qui m’a poussé à fixer le trouble dont j’étais plein, dans l’ordre distinctif de l’écrit.

Qu’est-ce qui nourrit ton écriture, quelles sont tes sources d’inspiration ? Tes lectures y jouent-elles un rôle important ? Peut-on dire que le passage par la création est la condition de la vérité ?

C’est sous la dictée des choses que je noircis mon papier. Celui‑ci a pour vertu, en contrepartie, de leur conférer l’exact contour, le juste poids dont elles sont de prime abord, dépourvues. On n’en a pas besoin aussi longtemps qu’elles sont les seules, que rien n’a bougé dans le paysage, que persiste la même durée immobile. Il importe de les connaître lorsque l’heure tourne, de distinguer ce que l’on peut garder de ce dont il faut se défaire, sous peine de ne pouvoir répondre à la requête de l’ailleurs, au temps de l’après.
Écrire n’est pas, du moins à mes yeux, une fin en soi. Notre affaire, c’est de vivre. La révélation qui peut naître d’un inventaire approché de l’expérience est aussi libération. La clarté de la conscience, lorsqu’elle touche l’existence, guide l’action, aide à se mieux gouverner.
Il y a autant de visions, de versions du monde qu’il y a de mondes. Chaque société repose sur un mode prévalant de production, s’ordonne et se perpétue autour d’une poignée de significations. Les seules choses dont je puisse parler vraiment, c’est‑à‑dire en connaissance de cause, sont celles du commencement, de cet âge « où l’on croit aux êtres et aux choses ». Elles ont apposé leur sceau, qui est indélébile, dans la cire vierge de nos sensibilités. Mes penchants, mes hantises, je les ai pris à l’accident de terrain, à la zone emboutie, plissée, hirsute comprise entre le bloc granitique du Massif Central et l’Aquitaine, les dômes calcinés de l’Auvergne et les blanches esplanades du Quercy. C’est là que j’ai eu les intuitions cardinales, celle des trois règnes et des quatre éléments, de la liesse, du désespoir, aussi, des hommes, des instants.
Mais l’expérience n’est pas tout lorsqu’on élève la prétention exorbitante, légèrement criminelle, de la tirer dans l’ordre de son sens.
Le genre traditionnellement apparié aux zones rurales – le roman régionaliste – apparaît vers le milieu du XIXe siècle, au moment précis où la terre, déchue du rôle économiquement dominant qui était le sien, devient la campagne. Le capitalisme supplante la société féodale. C’est à la ville que se transportent les nouveaux acteurs du procès de production, bourgeois et prolétaires, et les écrivains qui se font les interprètes des nouveaux rapports sociaux. La littérature régionale participe du caractère subalterne, désormais, de l’économie rurale. Elle ignore le désenchantement du monde, la production de valeurs d’échange en vue du profit, les menaces que celle‑ci fait peser sur la paix du monde, le trouble qui s’empare du facteur subjectif, dont témoignent les œuvres de Proust, de Kafka, de Joyce, de Faulkner. J’ai lu leurs livres. Les temps étaient venus où les habitants de la périphérie pouvaient prendre connaissance des façons de voir, de dire issues du creuset de la modernité, du temps présent. J’en ai tenu compte lorsque j’ai tenté de comprendre, pour m’en déprendre, ce qui nous était arrivé, la fin d’un monde, l’exil et la perte, l’ailleurs, l’après. Il n’y a pas de place pour l’innocence, en littérature. Son invention réclame une familiarité poussée avec son passé. Nous n’avons pas choisi de vivre. Mais pour le dire ainsi qu’il est requis, il faut consulter les livres.

Écrire, s’agit-il d’une mission, et si oui, laquelle ? D’une vocation ou d’un sacerdoce ?

Écrire serait une vocation en ce que j’ai répondu à la voix dolente du dedans, qui réclamait obstinément des comptes. Les évidences archaïques, étroites, obscures sur lesquelles la vie avait roulé, des siècles durant, se défaisaient au contact soudain, brutal du grand dehors. Pour se ressaisir, continuer, faire face à ce qui nous arrivait, il était nécessaire d’y voir clair. L’adulte qu’on devient s’est vu confier la tache d’édifier, d’apaiser l’enfant qu’il avait été et qui n’avait pas compris, lorsque c’était le moment, de quoi il retournait.
Cette vocation, montée de l’enfance, du grand trouble induit, dans nos esprits, dans nos cœurs, s’apparente à une mission. On parle, on écrit toujours pour un tiers. C’est, en partie, aux morts que je m’adresse, à ceux qui n’eurent pas le loisir, les moyens de se reconnaître. Et aussi, en partie, aux enfants, à la fillette, au garçonnet qui se demandent, comme je l’ai fait, à leur âge, ce qui se passe et les touche en plein. Je me souviens d’avoir cherché, jadis, l’ouvrage qui dissiperait les énigmes auxquelles je me sentais affronté. C’est lui qu’il me semble rédiger à l’usage de mes petits compatriotes, qui n’en ressentent sans doute pas le besoin. Quant au caractère sacré de l’affaire, il lui est consubstantiel. Les vieux dieux n’ont pas souhaité que nous nous emparions du sens de l’affaire Les plus anciens récits sont des contes d’avertissement. C’est l’histoire d’Adam et Ève, le mythe de Prométhée, la fin tragique du chasseur Actéon, qui voulaient savoir et furent châtiés. Quiconque se mêle d’écrire, s’enfonce, qu’il le veuille ou non, dans une zone disputée, dangereuse. Je le mesure à l’épouvante vague, à la fatigue contre nature qui m’accompagnent tout le temps que je suis courbé, la plume à la main, sur mon papier.

Quelles sont les conditions concrètes de ton écriture (lieux, temps, contexte, difficultés…) ? Quel est ton statut en tant qu’écrivain ?

La condition des écrivains change, avec l’histoire. Intellectuels pensionnés par le roi dans la société de cour, ils acquièrent, difficilement, leur autonomie au siècle des Lumières, paient d’un inconfort douloureux, d’une existence menacée, fugitive, l’examen raisonnable, c’est‑à‑dire dessillé, téméraire, libre, de toutes choses, et des plus redoutables qui soient, les institutions, la propriété, la nature de l’homme. Au XIXe siècle et jusqu’au début du XXe, la littérature est le fait de bourgeois fortunés, d’oisifs, de rentiers – Flaubert, Gide, Proust, Beckett, Claude Simon. Depuis une quarantaine d’années, elle a passé aux mains de fonctionnaires ou de marginaux plus ou moins subventionnés par la puissance publique, avec le Centre National du Livre, la politique culturelle des régions (résidences d’écrivain, bourses d’aides à la création, etc.). Je suis professeur. L’incertitude, la précarité de la vie d’artiste m’auraient été insupportables. L’enseignement en collège permet d’avoir deux demi‑vies. Celle, publique, que je donne au métier finance l’autre, que j’emploie à porter au jour ce que j’ai dû céder, pour commencer, aux puissances de l’origine, à la pénombre, physique et mentale, du pays où je suis né.
J’écris en région parisienne, qui est pour moi un non‑lieu, où je passe onze mois de l’année. Je me lève à cinq heures, lorsque tout dort pour explorer « la grande nuit impénétrée de notre âme » (Proust) avec l’espoir, un peu, de voir poindre le jour.
Mes activités para‑littéraires se réduisent à des causeries, en France et à l’étranger. Mais l’important, c’est la table de peine, le temps, limité, tant l’usure est grande, que je peux y passer après m’être acquitté de mes devoirs de professeur, de père, de fils, d’époux.

Est-ce que tu pourrais envisager de ne plus écrire ? Si oui, serait-ce avec terreur, avec indifférence ou avec soulagement ?

Que fait‑on, en écrivant, sinon travailler à rendre superflu le soin éprouvant, désespérant, auquel on sacrifie ? Les livres, s’ils veulent dire, s’ils valent quelque chose, enferment leur propre négation. Ils accueillent dans leur registre second, explicite, facultatif, cette part de l’aventure, cet être de nous‑même que les circonstances nous avaient d’emblée aliénés. Lorsque l’affaire aura reçu tous les éclaircissements dont elle était susceptible, on pourra poser la plume. On aura conquis toute la liberté qui nous était permise. On sera fixé sur ce qui s’est passé. On pourra quitter le bureau, respirer, s’il en est encore temps.