Le Monde, suppl. nº 15, octobre 2010, par Jérôme Fronty

Pierre Bergounioux, tendre chasseur

Pierre Bergounioux est un auteur français à l’œuvre abondante – une publication au moins par an depuis 1984. Mais derrière cette production littéraire effrénée se cache une curiosité sans limites, un regard d’enfant scrutant entre les herbes folles le manège des insectes. Petites bestioles en tout genre qui parsèment son œuvre.

Un jour parut un petit livre au titre tout simple, signé d’un auteur dont la biographie, en quatrième de couverture, se limitait à cette mention : professeur de lettres modernes, né à Brive. C’était en 1984, le monde dont il s’agissait là ne devait rien à George Orwell, et le livre s’appelait Catherine. Pierre Bergounioux nous y parlait d’un enseignant, revenu au pays aux prises avec une crise sentimentale, de lieux ancestraux, de voisins dangereux, d’une thèse sur les œuvres de jeunesse de Flaubert – et de la chasse aux coléoptères. Le livre fut remarqué, mais d’aucuns s’y laissèrent prendre, qui y virent de la littérature pour littérateurs ou la promotion indue du bas Limousin, terre ignorée des lettres françaises sinon chez des auteurs régionalistes, que l’intéressé est le premier à juger « anachroniques ». Un quart de siècle et plusieurs dizaines de volumes plus tard, on mesure mieux la place incontournable qu’a prise le fils d’une région jusque-là si pauvre en écrivains de haute stature (contrairement, rappelle-t-il, à « l’opulente Aquitaine dotée de son aristocratie périgourdine, Michel de Montaigne, et de son aristocratie de robe, le seigneur de Secondat de la Brède de Montesquieu »). Mais les scoliastes, penchés gravement sur une œuvre désormais considérable, ou les étudiants des Beaux-Arts, voyant apparaître, sur le bureau de leur professeur, à l’interclasse, des boîtes d’entomologiste, peuvent se demander ce que diantre les insectes ont à voir avec l’affaire, revenant de livre en livre, en particulier certaine cétoine dorée qui y tient une place scintillante.

De la boîte au carnet

Des boîtes d’entomologiste – il les fabrique lui-même –, la maison de Pierre Bergounioux en est pleine. Mais aussi de trophées, comme ces plumes du premier geai qu’il ait abattu et qui sont, dit-il, « comme des morceaux du ciel bleu prélevés directement dans l’empyrée ». Et d’innombrables échantillons de roches arrachées d’un coup de marteau de géologue aux marches limousines et à bien d’autres paysages. Et de bouts de ferraille, issus de tôleries ou de casses, dont la lampe à souder a modifié ou simplement accompagné la virtualité sculpturale, parce que le « dessin naturel des choses les plus humbles s’exprime d’une voix profonde ». Et de classeurs, contenant des images découpées un peu partout, dont la forme parle à l’imagination selon des règles à inventer. Et de dessins dont il attend « d’atténuer la cuisson de l’absence, la perte de l’objet désiré ». Et de masques africains faisant dialoguer à la surface des murs les voyages, les siens et ceux qu’on n’a pas faits. Et encore, tout aussi peu dénombrables, de cahiers d’écoliers où il recopie, depuis des décennies, les auteurs aimés, étudiés, approfondis. Puis d’autres cahiers, dont la masse chaque jour s’augmente davantage, et dont la partie publiée s’appelle désormais, en milliers de pages sur papier bible, Carnet de notes. A contrario, certaines passions n’ont pas de trace visible sur place. Ainsi des timbres, relégués dans le passé. Ainsi de ces truites qu’on pêche à la mouche en haute Corrèze, animaux traqués pendant des heures, puis relâchés (« Tout l’intérêt réside dans les quelques instants qu’on passe aux prises l’un avec l’autre »).

Le point commun de tout cela, qui ne s’apparente ni à des collections, ni à des passe-temps, c’est une chasse inlassable. À quoi ? À des questions restées, dans les années d’après-guerre, en un territoire rural, pauvre et ignoré de l’histoire (et de l’histoire de l’art), sans réponses de la part des familiers ou des livres de la bibliothèque municipale. Certaines de ces quêtes ont perduré, toutes n’ont pas la même saison, et la plupart ramènent Pierre Bergounioux à sa « petite patrie ». Mais chez lui, trait singulier, toutes ces chasses expliquent et précèdent la littérature. L’écrivain-né se refuse à antidater son projet, son talent. Ses harassements successifs, son inépuisable et inquiète curiosité ont pris forme de livres sur le tard, d’où le Carnet de notes – initialement non destiné à la publication. De sorte que la « chasse aux mots », dans et par les livres (sans négliger, en parallèle, des enquêtes inédites, toponymiques, dialectales…), « a poussé naturellement sur les autres chasses, parce qu’elle réclamait une explication du second degré ». Enseignant, homme engagé, l’écrivain se résigne à l’échec de certains combats. Après tout, même la cétoine dorée n’échappe pas à l’histoire, dont la recherche signe les passions sociologiquement connotées de ces « instituteurs qui furent les premiers légats de la culture savante dans la France des terroirs ». Reste que l’insecte, cette « gemme vivante », a été rêvé, saisi, naturalisé, puis piqué sur la page. Signe d’une enfance non abdiquée, où s’incarnent des voix ancestrales, et où se préparent les questions de lecteurs encore à naître, la dorure des élytres réfracte un émerveillement fragile et durable.