Libération, 3 juillet 1997, par Jean-Baptiste Harang

De la chance que l’on a d’avoir rencontré quelques écrivains admirés on tire une théorie stupide, infondée, et pourtant confortée par l’expérience, qu’en les lisant on entend leur voix, le timbre de leur voix, la scansion de leur souffle, l’appui qu’il prend, ce souffle, sur certains mots pour relancer une phrase dans le courant du discours comme parfois le gondolier repousse du pied un mur de Venise pour remettre la barque dans l’axe du canal. Si cette théorie fausse devait être défendue, Pierre Bergounioux (et Pierre Michon, bien sûr) serait appelé à la barre pour en administrer la preuve flagrante, démentie aussitôt par mille autres qu’on n’entend pas. Et fort de cette spectaculaire démonstration on flanquerait l’axiome d’un corollaire tout autant fallacieux : tout écrivain dont on entend le ramage sous la plume est un bon écrivain. Et pourtant, la voix et l’écrit de Bergounioux coulent comme cette rivière, à la fois libre de ses sautes, de ses calmes et de ses tourments, et tributaire des obstacles à contourner, des écueils où la langue s’éclabousse comme l’eau, prisonnière de ses rives, inéluctable, l’instant présent, l’instant vivant, virtuel, comme un incident de frontière entre l’amont et l’aval, inexistant. […]

Pierre Bergounioux ressasse de sa belle voix, de sa pure sincérité, la condition qui le fait écrire depuis une vingtaine de livres, celle de ne pas croire que les choses sont, avec cet emploi absolu du verbe être qui ne souffre pas le moindre attribut, ni même l’alternative de n’être pas. Le maillon incertain de la chaîne des générations qui le pousse dans le dos jusqu’à le pénétrer, qui le pousse dans le courant. Un texte d’apprentissage, l’apprentissage de la pêche à la mouche, de la Corrèze, et de l’improbabilité d’être. […]

Pierre Bergounioux entre deux eaux est un écrivain de l’amont, de l’avant, encombré de ceux qui l’ont précédé. Pierre Bergounioux a deux grands fils, il écrit son propre chagrin comme pour en détourner le cours et s’éviter, leur éviter, de le cuver en eux, plus bas dans le fleuve.