Page des libraires, avril 2003, par Emmanuel Favre

Triste bilan pour Pierre Bergounioux. Sa génération, celle du babyboom, du plan Marshall et de la libération sexuelle, ne vieillit pas très bien. Les grands combats pour une société plus juste, plus généreuse, ne sont que de vagues et lointains souvenirs. Rien ni personne n’a pu empêcher la faillite du communisme ni la mainmise de l’argent sur la planète. Pour Bergounioux, « les trente dernières années se ramènent à rien. Elles constituent une régression sans précédent dans les domaines de l’innovation intellectuelle et de la lutte politique ». Pire encore, « pas un haut fait ni un fait d’armes pour dilater le cœur de l’humanité, rien que des abattoirs, des charniers, des tueries de rats d’égout ». Une invitation à Cuba lui fournit l’occasion de revivre ses jeunes années, de se remémorer l’entrée triomphale de Castro et de ses hommes dans La Havane, la réforme agraire et la Baie des Cochons. Loin cependant de Bergounioux l’idée de faire une apologie du régime castriste. Il sait mieux que quiconque ce que signifient ces murs défraîchis, ces trottoirs délabrés, ces boutiques mal achalandées. Son discours est apolitique, ailleurs (Bergounioux se méfiant qui plus est des belles âmes qui font feu de tout bois). Il fait sienne l’idée de Nicolas Bouvier selon laquelle on ne voyage pas pour se nourrir d’exotisme, mais pour que la route nous plume, nous rince, nous essore. Son Cuba n’a rien à voir avec celui des touristes qui sirotent des daïquiris sous les cocotiers. Il préfère s’émerveiller des Plymouth Belvedere et autres Buick Skylark, modèle 1953, qui lui rappellent sa collection de voitures miniatures, passer toute une matinée à regarder les gens qui l’entourent ou se promener dans les rues sans distinguer le rêve de la réalité. Une façon assez politique, finalement, d’entrevoir le monde.