La Nouvelle Revue française, juin 2008, par Tristan Hordé

Pierre Bergounioux tient un journal depuis le 16 décembre 1980. Dans les deux épais volumes parus sont consignés, plusieurs fois par semaine, les événements, menus ou non, qui constituent une vie : les travaux quotidiens de la maison, les tracas liés à l’éducation des enfants, les maladies des proches, les décès qui assombrissent les jours, les promenades, les achats de livres, les lectures, la lassitude à poursuivre le métier d’enseignant dans un collège, etc. Des faits d’une autre nature sont rapportés. Vivre est aussi s’arrêter : s’apaiser en regardant les nuages et les couleurs changeantes du ciel ; c’est partager des jours : la plus grande partie de l’année se passe dans la ville, pour un mois d’échappée en Haute Corrèze, dans la maison familiale de Catherine Bergounioux. C’est encore peser ce qui est fait, à faire, et au fil des années, au fur et à mesure que les livres sont publiés, la réflexion se poursuit sur ce qui est éclairci de soi par l’écriture. En effet, l’ensemble fixe quelque chose du présent, de la vie ordinaire, mais aussi de cette partie du temps, comptée, vouée au travail littéraire. Éparses mais continues dès qu’il commence à écrire sont les remarques sur la tâche d’écriture, sur ce qu’elle implique. Se forme progressivement une image à la fois précise et tremblée de ce qui fut, s’esquisse un portrait de l’écrivain en proie au doute, portrait qui nous retiendra dans ces carnets.

Engagé dans son métier d’enseignant, ne refusant pas de parler dans des réunions publiques, cédant aux sollicitations des médias, Pierre Bergounioux vit cependant dans le retrait, la ville où il réside réduite à peu de chose près à quelques magasins, à la gare, au collège des enfants. Il écrit en 1993 à propos de l’Essonne : « J’y aurai vécu sans en rien connaître, occupé de mes pensées, de mes souvenirs, indifférent à la réalité extérieure » (II, 263) et, plus brutalement peut‑être, sept années plus tard : « Je n’aurai rien su de ce qui se passait sur la terre. J’aurai vécu perdu dans mes pensées, en compagnie de mes chimères » (II, 1163). Ce n’est que dans le retirement qu’il est possible de « mettre au jour le sens enfoui » (II, 1183). Tendu vers ce but, Pierre Bergounioux a disputé à sa vie sociale le temps pour l’accomplir. Il s’est notamment imposé la discipline de se lever très tôt, pour tirer profit de ces heures d’avant l’aube sans obligations ; une grande partie de chaque note débute par « Debout à cinq heures », ou « Levé à cinq heures et demie », ou « J’ouvre les yeux à six heures ». Temps sauvé pour l’écriture, arraché « aux tâches domestiques, aux fatigues, à l’ennui » (I, 423). Quand naît ce choix du retrait ?

Il est à replacer dans un « extravagant projet » de vie décidé en 1966 à l’âge de dix‑sept ans, régulièrement rappelé par ailleurs dans ses récits : « comprendre quelque chose à ce qui se passait, m’arrivait » (I, 413). Il ne cessera plus d’apprendre, dans des domaines parfois éloignés de sa formation première de « littéraire » : à côté d’ouvrages de linguistique, on relève des titres en économie, minéralogie, entomologie, préhistoire, psychanalyse, des relations de voyage, etc. La boulimie de lectures, toujours accompagnées d’extraits et de notes, pas plus que les collections (insectes, pierres), la sculpture du bois et, plus tardive, celle des ferrailles, ne satisfont « le désir de savoir » : reste toujours l’obscurité des origines, ce qui s’est passé dans un temps que la mémoire n’atteint pas, dans sa propre vie, dans celle des proches disparus, dans une lignée. Comme si la reconstruction d’existences qui ont précédé la sienne pouvait ouvrir à un état où les choses enfin seraient dans la lumière – dans la transparence : même si ce mot n’est jamais écrit, sauf erreur, dans le Carnet de notes, c’est bien de cela qu’il s’agit. Lors d’une sortie dans le Lot, passant dans des lieux où avait vécu une partie de ses ancêtres, Pierre Bergounioux note : « Si la porte s’ouvrait, j’entrerais chez les morts, dans le temps qui persiste sous le temps. Je les retrouverais tous et tout serait évident, facile, lumineux, parfait » (II, 977).

On sait bien que l’évidence n’est pas. Tout le temps des disparus est comme aboli, et d’une autre manière les années de la prime enfance parce qu’alors on ne sait rien, et c’est grâce à cette ignorance que l’on ne se soucie de rien. C’est à démêler les fils noués que s’applique Pierre Bergounioux, dans un désir continu d’aller « au cœur des choses ». Revient une image constante, celle du passé confus, de la « cuvette originelle » toujours dans la nuit. Chaque fois que Pierre Bergounioux reprend la plume, les difficultés surgissent, toujours les mêmes comme si rien n’avait déjà été écrit. C’est le moment particulier « où quelque chose de très fragile cherche à croître, dans l’ombre et la confusion » (II, 204). Quel que soit le travail sur la mémoire, excité par le retour régulier dans les lieux où se vécurent les premiers moments, par la rencontre de témoins, tout se passe comme si les souvenirs ne pouvaient livrer que des bribes, que ne venait au jour qu’un « vide hostile » (II, 83), « peuplé de fantômes, d’instants nébuleux » (I, 474).

Fixer le flou place Pierre Bergounioux dans une position difficile. Les notations abondent concernant l’incapacité à restituer ce qui fut, et le retour sur un chapitre écrit quelques semaines auparavant, ou sur un récit achevé, provoque un sentiment d’impuissance. Ce qui semblait former un tout homogène est vu comme à reprendre de fond en comble, le manuscrit est un « désastre », une « indescriptible confusion » qui le conduit à un « accès de détresse », à une « profonde détresse ». Ce sentiment d’échec ne varie pas au cours du temps ; en 1995 : « Je suis plein de dépit et de sombre depuis trois jours que j’ai mis le point final à mon récit. Ça ne vaut rien et rien ne vaudra jamais » (II, 568), en 1996 : « Fatigué, plein de sombre, découragé. Rien de ce que je fais ne me paraît valoir la peine et cette conviction profonde, destructrice, persistera tout le jour » (II, 570‑571). Pierre Bergounioux n’analyse pas ce qui est, réellement, vécu comme notoirement insuffisant, et se désole de la « médiocrité » de son esprit, de son vieillissement (il a alors quarante‑cinq ans), de son déclin, de son « irrémédiable misère », etc.

Connaissant l’accueil fait aux récits publiés, on pourrait s’étonner que Pierre Bergounioux perçoive de manière si négative son travail et qu’il s’estime éloigné de son projet initial. Son insatisfaction touche à la nature même de la littérature. Le Carnet exprime régulièrement l’opposition forte entre l’action sur la matière et l’activité de penser : « Le bois, le fer, le cuivre ne nous signifient pas comme les idées, les mots, notre impuissance essentielle, notre tragique infirmité » (II, 790). Quelle impuissance ? Celle à rendre intelligible le « profond mystère de l’origine » (I, 382, en 1985), à « percer […] les vieux mystères de l’origine » (II, 1149, en 2000). Seuls les mots – la littérature – ordonnent ce qui sinon demeurerait dans la nuit et sombrerait dans l’oubli. Cette proposition, essentielle, est développée ailleurs que dans le Carnet, et notamment dans l’essai Jusqu’à Faulkner (Gallimard, 2002) : la révolution du récit faulknérien porte précisément sur la capacité à « extorquer leur nom aux choses, aux instants » (Carnet, I, 382). Certes, « ce qui se passe est toujours et partout imperméable à ce qu’on pense. Nous ne sommes pas de force » (Jusqu’à Faulkner, 48). C’est cette énigme du monde, de l’être qui commence à être résolue, au moins partiellement : nous savons, par Le Bruit et la fureur, par Sanctuaire, que nous n’y compren(dr)ons rien.

Il est exclu que Pierre Bergounioux, dans un prochain volume du Carnet, manifeste sa satisfaction à relire un de ses manuscrits puisque la signification de notre vie nous échappe, qu’un récit échoue toujours à l’éclaircir. L’une des « leçons » du Carnet, insistante, consiste à penser cette impossibilité. De là, il ne reste qu’à poursuivre la tâche d’écrire le livre imaginaire que le jeune Bergounioux cherchait en vain à la bibliothèque de Brive, ce livre, écrit‑il en 1995, où « je verrais qui nous étions vraiment, ce qui était juste et bon. II aurait enfermé le nom des choses même, indiqué leur contour et leur poids relatif, leur importance dernière, dissipé l’inquiétude, les craintes infondées, l’ennui, permis d’agir en connaissance de cause. Je ne l’ai pas trouvé et c’est lui, aujourd’hui, que je m’efforce d’écrire, la signification de ce qui s’est passé à notre insu et en réalité, que je tente de fixer » (II, 561‑562).