Le Magazine littéraire, novembre 2010, par Victor Pouchet

Résurrection au Japon

Habités par un sentiment de désastre personnel et collectif, les précédents romans de Vincent Eggericx « poursuivaient une vengeance contre le monde qui [l]’avait fait naître ». L’Art du contresens, courte et dense autofiction qui paraît chez Verdier, marque assurément une rupture dans la vie et l’œuvre de l’auteur. À l’occasion d’un voyage prolongé au Japon, celui-ci décide d’affronter ses ennemis intérieurs : « J’étais arrivé au Japon comme un homme mort et je devais retrouver une nouvelle manière de respirer aussi bien que d’écrire. » Depuis cet Orient lointain, le narrateur commence par observer ce qu’il a quitté mais qu’il emporte en partie avec lui en voyage : les traces de son enfance dans ce « village de poupées » de banlieue parisienne apeurée, cette méfiance collective diffuse, « toute cette haine […] empaquetée dans un papier bulle de bons sentiments ». À la recherche de l’inspiration, il décide de s’initier à un art physique du souffle : lekyudô, littéralement la « voie de l’arc », art martial japonais auquel il se consacre peu à peu à plein temps, attiré irrésistiblement par cet exercice d’équilibre mental, de respiration mystérieuse. « Mon imagination était-elle à ce point épuisée que je dusse lui préférer le maniement d’un arc en bambou ? », se demande-t-il au début du livre. C’est pourtant de cette « danse étrange avec la réalité », qui impose d’éloigner ses monstres intimes, que naît cette réflexion personnelle, mêlant journal d’un étranger au Japon et marche à l’aveugle à travers ses souvenirs. L’Art du contresensn’est pas de ces autofictions en ligne droite, où l’enchaînement causal brûle tout le mystère des obsessions. Ici, spectres et angoisses ne possèdent pas vraiment de nom ni d’origine. Il y a quelques coups de théâtre intimes qui résonnent dans le livre : enfant, il croit voir sa mère le séduire en se penchant sur lui, laissant la bretelle de son débardeur glisser devant ses yeux ; alors qu’il accompagne son père à la chasse, ce dernier tue le chien d’un voisin. Tous ces passages restent des blocs d’étrangeté, que l’on peut approcher mais pas totalement décrypter. Eggericx semble avoir autant de choses à dire que de choses à ne pas dire, mais à contourner, à apaiser : des fantômes essentiels, des histoires brouillées, une « encyclopédie de cauchemars ».
Cette histoire familiale, comme ces journées passées dans ce dojo, sorte « d’abbaye de Thélème orientale oscillant entre la discipline la plus austère et la comédie de boulevard », l’art d’Eggericx leur donne une beauté toute théâtrale, colorée de mythes, de littératures. La figure centrale est celle d’Ulysse, errant dans une mer de signes difficilement déchiffrables, pris dans une « odyssée tour à tour grandiose et minable ». Le romancier saisit avec humour les étapes de cette quête, depuis l’aménagement d’une petite maison infestée d’insectes jusqu’à la cérémonie finale de shinsa qui juge le niveau de l’apprenti tireur à l’arc. Une phrase revient à plusieurs reprises, comme si le narrateur ne voulait pas oublier ce rapport fondamentalement aveugle au réel : « Nous marchons dans un labyrinthe de signes fabriqué par notre esprit pour envelopper une réalité qui nous échappe, parce que nous la convoitons ou qu’elle nous effraie. » Partir à Kyoto, cette ville hors du temps où il faut honorer les esprits des morts, où les déplacements des gens semblent réglés par un ballet silencieux, est une manière de fuir l’hystérie de la causalité qui règne en Occident, là où tous les signes deviennent symptômes. Au Japon, le secret n’est pas aboli ; subsistent le cérémonial, les masques, les apparences, ces « signes qui ne laissent pas filtrer le sens », comme le dit Baudrillard. Ils offrent au narrateur la séduction du contresens, des signes qui se retournent, des erreurs d’interprétation, impasses qui obligent le regard, comme dans l’art du tir à l’arc, à chercher l’équilibre. Vincent Eggericx sait mieux qu’aucun autre regarder cette étrangeté, et avec humour jouer des contresens de sa vie, pour surtout ne pas les comprendre.