Le Monde, 2 novembre 2007, par Patrick Kéchichian

Les travaux et les jours de Pierre Bergounioux

L’auteur de Miette publie le deuxième volume de son journal.

C’est moins le passé qu’habite Pierre Bergounioux, comme on se plaît souvent à le dire, que toute la dimension du temps. Le présent, même s’il le juge avec rage et dépit, n’est pas un motif de désertion. Loin de s’en absenter, de se réfugier dans la bulle de l’art, il répond à ses injonctions. À cet égard, la lecture de ce deuxième Carnet de notes est éclairante.

Le premier volume (1980-1990) correspondait à l’écriture et à la publication, chez Gallimard, des six premiers livres de Bergounioux – de Catherine en 1984 à C’était nous en 1989. La décennie suivante voit paraître six nouveaux romans, toujours chez Gallimard, dont La Mue, Miette, La Mort de Brune, et plusieurs récits ou écrits brefs chez Verdier, Fata Morgana, William Blake & Cie, etc.

« Ce qu’on appelle un journal sert à réparer le temps, nous déclarait l’écrivain en 2006. Celui qu’on est aujourd’hui confie à celui qu’on deviendra demain le soin de dissiper ce qu’il y a de ténèbres, d’incompréhension, donc de douleur, d’empêchement dans le temps présent. » Mais le mouvement, qui est celui de la vie autant que de l’écriture, ne s’arrête pas. On n’atteint jamais l’heure stable des bilans.

C’est ce mouvement qui fait le prix du journal de Pierre Bergounioux. Nous ne sommes pas ici dans l’intime. Ou bien, si nous y sommes, cette intimité n’est ni honteuse ni impudique. Elle est partageable, simplement humaine, banale si l’on veut, quotidienne. La famille, l’enseignement, le travail de la littérature, et celui aussi de la sculpture, les lectures, nombreuses, variées, de la philosophie aux ouvrages techniques, la littérature un peu en retrait… Faulkner, « bloc colossal de lumière violente et de compactes ténèbres, de justice et de vérité », n’est pas loin cependant. Et puis les saisons, la nature, les travaux et les jours », la vie extérieure, ce monde non comme abstraction ou spectacle, mais réalité tangible, vécue, soufferte.

Pas de psychologie, pas d’introspection. La réflexion elle‑même n’est là que pour mémoire. On développera ensuite, ailleurs. On écrira des livres… Civique, solidaire, vertueux au sens le plus noble de ce mot, Pierre Bergounioux n’est l’homme d’aucun retrait. Avant de prétendre se connaître soi‑même, il est urgent de regarder, d’écouter, de ressentir, de prêter attention à tout ce qui se présente. Le journal est le lieu où l’on consigne, au présent, sans jugement, ce qui, bientôt, refluera en passé. Et que la perte de sens menacera.

« Ce serait folie d’avoir vécu avec les morts. Le monde est là, et les vivants et les choses qui sont bonnes. Le journal, les « touches légères ». C’est pour être avec eux autant qu’il est en moi tant que nous sommes ensemble… » répond Bergounioux à son interlocuteur, dans ce livre‑dialogue dense et soutenu, « entre un paroissien de Paris [le psychanalyste Michel Gribinski] et un crétin rural ». Pierre Bergounioux n’est pas homme, ni écrivain, à se contenter de ce qu’il a déjà pensé : son journal et cet entretien le démontrent. La pensée aussi a son mouvement vital. Elle n’est jamais en arrêt admiratif face à elle-même.