Le Magazine littéraire, avril 2002, par Anne-Marie Koenig

La bonne distance

Claquements de talons, moteurs en poussées d’adrénaline après le croisement, voix qui s’entrechoquent, grincements de poussettes, landaus, caddies, le souffle bruyant de la ville ruisselle par l’entrebâillement de la fenêtre et bute sur le ronron obstiné de l’ordinateur. Sylvie Gracia s’épanouit au milieu du bruit. La ville affairée à être elle-même, n’est-ce pas le monde autour, et la vie ?

Levallois, c’est juste sur le fil du métro parisien. En voiture aussi, une belle ligne droite, et l’émotion toujours devant la ville, la liberté grande ouverte. Paris, et surtout la place Clichy, où s’imbriquent des bribes de la vie citadine, bistrots, cinémas, librairies, langues hétéroclites, corps et couleurs, rues commerçantes et vendeurs à la sauvette. Sylvie Gracia avait une vingtaine d’années quand elle arriva à Paris.

Il fallait fuir le silence de la campagne, la mornitude étouffante des villes de province, toutes ces saisons passées « à attendre la suivante, une perdition lente et souterraine ». Elle est née dans un tout petit village de l’Aveyron, en 1959, quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre. Les grands-parents paternels avaient échoué là, avec leur langue étrange et leur fils de dix ans, chassés par la guerre d’Espagne. Les guerres accompagnent en sourdine l’histoire des familles. Les langues, espagnol d’un côté, occitan de l’autre, français au milieu, se juxtaposent comme les éclats d’une grammaire perdue.

Puis ce fut Rodez, Montpellier et les études de philosophie, avant le grand virage : Paris et le journalisme. Sylvie Gracia voulait devenir grand reporter, respirer au cœur de l’actualité, que jamais ne se taise le fracas des hommes, hérissant d’aspérités un temps trop plat. Dix ans dans la presse, à s’étioler sur de petits papiers d’ombre sans intérêt. Mais ce fut aussi la décennie des photographies. Paysages urbains morcelés comme les tessons d’une ville, surpris en noir et blanc, développés, tirés au fond de l’appartement, punaisés aux murs, entassés dans des cartons.

Ne faut-il pas réunir un à un tous les fragments d’une chose pour la voir entière? Dans L’Ongle rose, son dernier livre, Sylvie Gracia s’acharne à recomposer l’image de l’amant parti. Il n’a laissé, en creux, que le manque, des éclats de souvenirs, bribes de gestes, bribes de peau et un léger parfum errant encore entre les pages d’un livre. La mémoire ne garde des gens aimés que les pièces éparpillées d’un puzzle, même les traits du visage ne s’accordent plus. Les mots patiemment ajoutent et recollent. L’écriture de Sylvie Gracia, portée vers des séquences, des brisures, se trouve là une ligne continue.

Des mots donc pour immobiliser le flux incessant du monde. L’ordinateur, rarement éteint, lance son courriel dans les deux sens et à tous les points de la planète. Journal tenu par intermittences, poèmes parfois, ou livres travaillés et repris jusqu’à la forme parfaite, ces mots-là s’ajoutent à ceux des autres, des journaux lus quotidiennement et des manuscrits à lire qui s’empilent dans leurs chemises, leurs enveloppes de papier kraft. Il y a quatre ou cinq ans, Sylvie Gracia fonda aux éditions du Rouergue la collection littérature qu’elle continue à diriger, lisant et accompagnant le travail des auteurs jusqu’au bout. Arrivée là par une de ces coïncidences qu’on appelle hasard et qui n’en sont pas toujours, parce qu’il faudrait se faire plus attentifs à « tirer le fil des signes qui partout dans notre vie devraient nous alerter », Sylvie Gracia module au plus près les lignes d’une vie en triangle : écrire, travailler, élever ses deux filles, ne rien relâcher.

Cheveux courts, vêtements confortables et petit foulard autour du cou, pas d’inutile coquetterie, c’est déjà bien assez compliqué, quand on a « l’âme trouée », de rassembler des morceaux de soi pour simplement savoir où l’on en est de la vie. En quête de réalité, Sylvie Gracia traque la sensation de présence au monde comme on court après le bonheur. Avoir à chaque instant la conscience d’être vivante. Il y eut la naissance des filles, les bains de foule dans la rue, les mots, l’amour. Le désir projette dans un excès de réalité, dans un présent total. Il faudrait dire l’amour et les nuits d’amour, la beauté des corps, « la pleine solitude du désir et qu’importe celui qui le provoque », aussi simplement qu’on raconte un coucher de soleil.

Mais l’amour étouffe, l’amour se vit dans l’absence, comme un souvenir, « il faut s’éloigner de l’autre pour le voir ». Amoureuses, amicales ou simplement professionnelles, les relations avec autrui sont question de distance, pas de danse entre la solitude et la société. Trop près, trop loin, il faut mettre des mots pour ajuster comme on règle une paire de jumelles. Trois livres déjà, où le lent travail de l’écriture recible au plus juste le temps et l’espace des histoires. La distance tient lieu d’armure, quand on vibre trop en empathie avec les gens, qu’on pleure d’un rien, qu’on rit d’une broutille. Sylvie Gracia essaye des carapaces d’indifférence, sans curiosité pour les petits destins personnels, les drames insignifiants. Qu’y a-t-il à dire d’une vie ?

L’accent du midi glisse ses callosités, ses rondeurs et ses dénivelés, qui ancrent la voix dans un paysage ferme. La silhouette de Sylvie Gracia ressemble à son accent, avec ses plages douces et ses angles abrupts, la vulnérabilité masquée derrière l’efficacité. Les mains dans les poches et la démarche pressée. Tout faire, et tout faire vite, rire, manger, aimer, travailler, regarder. Quand on marche avec la pensée permanente de la mort, cela donne une intensité terrible à chaque seconde, à chaque geste, en même temps qu’un grand froid. « La vie se rationne en journées et chaque nuit venue est un acompte. » Toujours au bord des choses, Sylvie Gracia rêve de faire des films. La distance idéale ?