L’Indépendant, 25 février 2001, par Serge Bonnery

Ces petits riens mis a bout à bout sont décidément quelque chose.

Depuis qu’à partir d’une madeleine trempée dans une tasse de thé, Marcel Proust a posé les fondations de la plus audacieuse entreprise romanesque du XXe siècle, on sait que la littérature peut être partout chez elle. Beaucoup d’encre, après Marcel Proust, a coulé sur les pages d’écrivains qui ont tenté d’explorer les territoires de l’intime, faisant accueil dans leurs textes au plus banal de notre quotidien pour atteindre à l’universel de la parole. On doit à ces écrivains – Francis Ponge, Georges Pérec, Michel Butor etc. – d’avoir peu à peu provoqué une véritable désintégration de la notion de genre.

À aucun genre particulier n’appartiennent les derniers livres que Jacques Réda et Gil Jouanard viennent simultanément de publier aux éditions Verdier, sinon qu’on peut les rattacher à cette belle famille des écrivains de l’infra-ordinaire. L’un et l’autre sont des grands voyageurs, l’un comme l’autre offrent à leurs lecteurs cette joie immense entre toutes de voir le monde autrement.

Ce qui intéresse Jacques Réda dans Le Lit de la reine, ce n’est pas en effet de donner de ses voyages « une relation attrayante » mais d’en fixer « les quelques points inconsistants ». Après nous avoir fait aimer les rues et les recoins de Paris, Jacques Réda quitte la capitale. Et de Besançon, de Grenoble, des Vosges ou du Beaujolais, d’Angleterre et du Portugal il ramène dans son filet une pêche miraculeuse.

Les quatre courts récits et le poème final qui composent Le Lit de la reine mettent en scène des petits bijoux de situations vécues. Jacques Réda raconte, décrit avec minutie, recense, inventorie, comme si son œil était doué d’une vision microscopique. Tous ses sens en alerte, l’écrivain nous fait le don précieux de sa sensibilité.

Avec Mémoire de l’instant, Gil Jouanard, lui, travaille plutôt par accumulation de fragments qui forment une sorte de journal d’itinérances. Chaque prose est ainsi intimement liée à un lieu très précisément signalé au bas de chaque texte. Ce peut être une ville (Essen, Aix-la-Chapelle, Athènes), un train (entre Cologne et Aix la-chapelle, dans les environs de Aachen), des cafés, des bancs, des chemins, des hôtels. Partout le voyageur, avec une formidable faculté d’attention à ce qui l’entoure, a saisi une impression, un visage, une odeur, une couleur, une conversation. Ainsi Gil Jouanard exerce avec talent et naturel sa liberté d’écrivain, jusque dans des moments de vacuité extrême, les meilleurs peut-être, allez savoir. Ce n’est pas quand tout bouge autour de vous qu’il se passe nécessairement quelque chose !

Ce qui rapproche Jacques Réda de Gil Jouanard, ce n’est pas seulement le fait que le second, dans son livre, évoque le premier à propos du numéro 60 de la rue des Pyrénées à Paris dont l’exploration fut, comprend-on, à l’origine d’une correspondance fournie entre les deux, le tout se terminant par le partage fraternel d’un verre de whisky et une conclusion définitive sous la plume de Jouanard : « Si mon immeuble a disparu, c’est qu’il n’a pas pu résister à mon départ. C’est cela, l’amour ».

L’amour, oui, est bien au cœur de leurs deux livres. L’amour de cet inconsistant auquel Jacques Réda ne se résoudra véritablement janais tant il s’emploie à lui donner de l’épaisseur, afin de lui épargner « le malheur d’être à jamais privé de sens et d’affection ». Attentifs au merveilleux de l’instant présent Jacques Réda et Gil Jouanard cultivent la faculté de voir derrière le moindre objet un réel plus grand que sa représentation. Leurs deux livres disent la vie dans ce qu’elle offre d’inattendu.

« Seul l’inattendu est poétique » écrit justement Gil Jouanard. En faisant accueil à ces replis de nos jours quand ils passent, Jacques Réda et Gil Jouanard donnent, sans tambours ni trompettes, juste pour qu’elle circule discrètement, de bouche à oreille, loin du tapage et de la cacophonie : une définition du bonheur.